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On parle du « retour du religieux », mais il n’est jamais parti

BASTIÉ (Eugénie), « Rémi Brague : »On parle du « retour du religieux », mais il n’est jamais parti", in Le Figaro, 7 février 2018.

Article mis en ligne le 24 février 2018
dernière modification le 13 novembre 2020

par Nghia NGUYEN

Dans son essai Sur la religion, le professeur émérite de philosophie nous délivre des préjugés et des raccourcis qui nous poussent, par facilité, à mettre toutes les religions dans le même sac. Islam, laïcité, racines chrétiennes… On croyait la religion enterrée, voilà qu’elle resurgit avec fracas dans la modernité. C’est à cette vaste question que le professeur émérite de philosophie consacre son essai « Sur la religion ». Derrière un titre imprécis se cache justement une entreprise de distinction.

À une époque qui relativise et euphémise, Rémi Brague redonne le sens des mots et le goût de la rigueur. Du Deutéro-Isaïe au discours de Ratisbonne, en passant par les hadiths et les traités de Maïmonide, ce polyglotte nous plonge dans les textes, retourne aux sources de ce que nous appelons religions pour mieux montrer ce qui les différencie. Elles n’ont pas toutes le même rapport à la violence et à la loi. Il nous rappelle que la laïcité est un produit du christianisme et qu’il est illusoire de vouloir imposer à l’Islam le schéma appliqué au catholicisme en 1905. Il souligne qu’une laïcité abrasive qui plaide pour une « société laïque » est à la fois absurde et inopérante. Un essai salutaire pour nous délivrer des préjugés et des raccourcis qui nous poussent, par facilité, à mettre toutes les religions dans le même sac.

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Le Figaro - Votre livre porte un titre bien vague : Sur la religion. Qu’est-ce qu’une religion ?

Rémi BRAGUE -J’ai choisi ce mot parce qu’il n’y en a pas d’autres. Si j’avais employé le pluriel, on aurait pu croire que je parlerais de toutes les religions. Or je n’évoque que celles auxquelles j’ai un accès linguistique direct : les religions de l’Antiquité grecque et romaine, l’islam, le judaïsme et le christianisme. Je laisse de côté les religions de l’Inde et de l’Extrême-Orient. Dans ce livre, j’essaie de me demander si des phénomènes que nous mettons sous l’étiquette du religieux ont à voir les uns avec les autres, mis à part l’« air de famille » dont parlait Wittgenstein, et qui est beaucoup plus lâche que l’appartenance de plusieurs espèces à un même genre. Le concept de religion, au sens où nous l’employons, a été forgé au XIXe siècle pour désigner une vision globale de la réalité et par des gens pour qui la religion de référence était d’abord le christianisme. Cette matrice d’origine chrétienne a été ensuite appliquée à d’autres phénomènes. Un exemple : on dit que l’Islam « n’a pas » de clergé, comme si c’était un manque par rapport au christianisme, alors que l’Islam n’a pas besoin de clergé, pour des raisons qui tiennent à la nature même de la révélation qu’il proclame. Il n’y a pas besoin dans l’Islam de témoins : la révélation est un fait éternel qui se donne immédiatement dans le Coran, là où dans le christianisme la Résurrection est considérée comme un fait historique qui a besoin de témoins : l’Église est dans la succession des douze apôtres, cellule germinale de la hiérarchie.

  • Vous dites qu’on emploie aujourd’hui le mot « religions » pour ne pas dire « Islam » comme on employait hier le mot « idéologies » pour ne pas dire « communisme ». Que cache cette hypocrisie ?

Ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est de la peur. Si les dignitaires ecclésiastiques, jusqu’aux papes, ont refusé de condamner clairement le communisme pendant le concile Vatican II, c’est par peur des chars soviétiques, du PC local et des partis communistes de l’Est, persécuteurs des chrétiens. Si on préfère aujourd’hui parler des « terroristes » sans faire référence à la religion dont ils se réclament, c’est parce qu’on a peur.

  • Toute tentative de hiérarchiser les religions est perçue comme une forme d’islamophobie…

C’est de l’aveuglement. Je m’oppose à ce qu’on mette les religions dans le même panier pour les soumettre à une même appréciation de valeur : selon les modernes, toutes les religions seraient également fausses, violentes, sexistes, etc. Sur le problème de la violence, on ne peut pas mettre sur le même plan des religions qui admettent le sacrifice humain et celles qui prêchent le respect de la vie sous toutes ses formes. Pourquoi refuser de comparer ? Comparons le Sermon sur la montagne à la sourate IX, la plus tardive du Coran, qui contient au verset 29 un appel à un combat matériel visant à la soumission et à l’exploitation économique du vaincu. Si vous trouvez que c’est aussi bien, libre à vous, mais permettez-moi de douter de votre intelligence !

  • Vous semblez affirmer dans votre livre qu’il y aurait une fatalité de l’Islam politique. Mais est-ce si sûr ?

La question n’est pas celle de la politique, mais celle de l’origine des normes. Les sources de l’Islam ne disent rien sur la question du régime politique. La quasi-totalité des régimes musulmans sont autoritaires, mais rien n’interdit qu’il existe des démocraties musulmanes. La difficulté est que l’Islam est à la fois une religion et un système juridique.

  • Nous trompons-nous lorsque nous voulons appliquer le schéma pratiqué sur le catholicisme en 1905 à l’Islam ?

L’État veut proposer aux musulmans un marché : nous acceptons ce qui relève du culte (prière, jeûne, etc.), mais vous devez renoncer à la charia. Ce qu’on ne comprend pas, c’est que dans l’Islam, la charia est décisive. Ce système de lois régit la totalité du comportement humain, y compris le religieux. Certes, elle diffère selon les endroits, car elle est une entreprise humaine d’interprétation de sources révélées. Il y a quatre grandes écoles, sans compter la jurisprudence chiite. La charia peut évoluer, mais ce qui reste, c’est l’idée selon laquelle la raison humaine n’est pas capable de déterminer par elle-même la bonne conduite. On ne peut pas savoir ce qui peut plaire à Dieu, qui est le seul législateur légitime. Un musulman pieux se sentira tenu de respecter les obligations de la charia en leur conférant une importance infiniment plus grande qu’aux lois civiles.

  • N’est-ce pas le cas de tous les croyants qui mettent la loi divine au-dessus des lois civiques ?

Les lois de l’Église ne sont pas autres que celles de la raison humaine. La République n’oblige aucun chrétien à agir contre sa conscience. Et même si elle prend des décisions inverses à la morale, cela ne délie aucunement le chrétien de l’obligation de loyauté à l’autorité publique. Parmi les injonctions du Nouveau Testament, il y a celle d’obéir aux lois. Or, lorsque saint Paul écrit « tout pouvoir vient de Dieu », l’empereur était Néron… Le prédicateur Tariq Ramadan avait objecté à Philippe de Villiers dans un débat « si vous deviez choisir entre Jésus et la République ? » Villiers aurait dû répondre : « La première chose que me demande Jésus, c’est d’obéir aux lois de la République, dans la mesure où elles n’entravent pas ma conscience. »

  •  Qu’est-ce que l’Évangile propose d’autre que la morale rationnelle ?

Il n’y a pas de « morale chrétienne » : il y a une manière chrétienne d’envisager la morale, qui est de la prendre avec le plus grand sérieux et de l’intérioriser. Le Décalogue est un aide-mémoire, ce n’est pas une loi nouvelle. CS. Lewis appelait ça les grandes platitudes : tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, ce sont des banalités. Le christianisme n’ajoute aucun commandement. Sa nouveauté, c’est de fonder cette morale sur le sacrifice et la résurrection du Christ. Lisez l’Évangile de Jean : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. » Il n’y a rien de nouveau, c’est déjà dans l’Ancien Testament. Mais il ajoute : « Comme je vous ai aimés », c’est-à-dire en mourant pour vous.

  • La principale priorité du gouvernement semble être de faire échapper l’Islam à la tutelle des pays étrangers en créant un organisme vraiment représentatif des musulmans de France qui soit transparent dans son financement. Est-ce une bonne idée ou bien une gageure ?

Cela me semble aller dans le bon sens. Il faudrait commencer par expulser les imams incapables de prêcher en français, puis demander aux musulmans de reconnaître ce que les Juifs ont fait il y a dix-huit siècles, c’est-à-dire affirmer que la loi civile est la loi et qu’il faut donc obéir aux lois du pays dans lequel on se trouve. Enfin d’accepter le droit de changer de religion. Ce qui ne sera pas commode étant donné qu’on cite une déclaration du Prophète qui dit « celui qui change de religion, tuez-le ».

  • Emmanuel Macron a récemment évoqué une « radicalisation de la laïcité ». A-t-il raison ? Notre laïcité est-elle « trop sévère », comme l’avait souligné le pape François ?

Il existe en effet des gens en France qui tirent parti de l’ambiguïté intrinsèque à ce mot pour passer du principe de laïcité de l’État au rêve d’une société laïque. C’est absurde. Si l’État a à être laïque, c’est-à-dire neutre en matière de religion, c’est précisément parce que la société ne l’est pas. Sans ça le problème ne se poserait pas. La laïcité a été faite pour permettre à l’État de ne pas intervenir dans une société profondément marquée par le religieux. L’État ne doit pas favoriser une religion par rapport à une autre, ni favoriser la non-religion par rapport à la religion, ou l’inverse. Mais demander aux citoyens de cantonner la religion à la sphère privée, ça n’a aucun sens. Demander à un croyant de ne pas manifester publiquement sa croyance, c’est lui demander de ne plus l’être. La religion influence évidemment la façon de se comporter. Elle ordonne la vie individuelle jusque dans sa dimension publique. La religion influence le comportement électoral et social des citoyens, qui est une expression publique. Faut-il sonder les reins et les cœurs ? Si on voulait pousser le raisonnement des laïcards jusqu’à l’absurde, il faudrait interdire aux croyants de dire ce qu’ils pensent.

  • Pensez-vous que la réaffirmation des racines chrétiennes peut permettre l’intégration des musulmans ?

On se fait des illusions sur la manière dont les musulmans considèrent le christianisme. Ils respectent plus un chrétien sincère qu’un athée. Pour eux, l’athéisme est quelque chose de monstrueux, car l’existence de Dieu est une évidence. Je pense en effet que proclamer d’où nous venons ne peut que faciliter l’intégration. J’aime bien la formule de Pierre Manent dans Situation de la France : « Ils n’entrent pas dans un lieu vide, ils ont à trouver leur place dans un monde plein. » Nous avons une identité, des sources (je préfère ce terme à celui de racines), une histoire qui n’est pas qu’une litanie de crimes, une grande littérature, etc.

  • Moquée il y a trente ans, la religion désormais fascine et inquiète. Comment s’explique selon vous ce retour du sacré qu’on croyait disparu avec la modernité ?

On parle de « retour du religieux », mais il n’est jamais parti. Un club d’intellectuels occidentaux s’est imaginé que la religion avait disparu. À Saint-Germain-des-Près peut-être, mais ils n’ont pas vu le réveil de l’Islam et de l’Hindouisme, le boom évangélique, la fécondité des haredim en Israël. Ils appellent « retour du religieux » leur propre retour de lucidité après des décennies d’aveuglement. Le sociologue américain Peter L. Berger disait que les intellectuels occidentaux voyageaient de campus en campus, c’est-à-dire d’îlot sécularisé en îlot sécularisé dans des tuyaux étanches. Il définissait les États-Unis comme un peuple d’hindous gouverné par des Suédois, c’est-à-dire la masse très religieuse, pour ne pas dire bigote, et l’élite de Washington athée et « libérale ». Les deux ne communiquent pas.

  • Dans votre livre, vous liez la crise écologique et le retour du religieux. Quel est le rapport ?

Je crois que la crise dans laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité, qui a désormais les moyens de sa propre extinction, fait ressurgir à la surface l’infrastructure religieuse, qu’on croyait enterrée. Vous ne pouvez pas dire qu’il est bon qu’il existe des hommes si vous n’avez pas un point de référence extérieur, un point d’Archimède qui vous permette d’affirmer la valeur sacrée de l’humanité. Sinon, pourquoi faut-il qu’il continue à y avoir des hommes sur terre ?

Propos recueillis par Eugénie Bastié

 


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