Des faits divers nationaux aux grandes crises internationales (guerres en Ukraine et au Proche-Orient), la journaliste du Figaro, spécialiste des relations internationales, Isabelle LASSERRE, analyse l’émergence d’un nouvel ordre international que caractérise la fin du système de sécurité collective voulu par les États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. L’actualité contemporaine donne ainsi raison à ceux qui avaient projeté une ère de conflits de civilisations dont l’un des aspects majeurs est la désoccidentalisation du monde.

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DE L’ "ENSAUVAGEMENT" AU "CHOC DES CIVILISATIONS", UN MONDE "JUNGLE"

Si le monde occidental est pris d’une telle stupeur face à cette accélération de crises violentes, c’est parce qu’il s’était déshabitué de l’état de guerre. Les unes après les autres, les digues de l’ordre international cèdent et la loi du plus fort, qui le remplace, génère le chaos et l’anarchie, des crises et des violences auxquelles le monde occidental n’était plus habitué. À l’Est, l’immense Russie impérialiste tente d’avaler son voisin démocratique dont elle avait reconnu l’indépendance et impose à ses populations civiles des atrocités dignes de celles que commettait Staline. Dans le Caucase, l’Azerbaïdjan chasse, à coups de purification ethnique, les Arméniens du Haut-Karabakh. Au Proche-Orient, le Hamas utilise les méthodes de Daech pour assassiner des Juifs parce qu’ils sont juifs. Dans tous les cas, les civils sont les victimes privilégiées des assauts sauvages, des tortures, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.

Et la liste est loin d’être exhaustive. Le Hezbollah, bras armé de l’Iran, menace de régionaliser le conflit israélo-palestinien et d’entraîner le Liban dans la guerre. La réaction militaire israélienne, si elle n’est pas accompagnée d’une solution politique, risque d’enflammer le monde arabe. Dans le Pacifique, la Chine affirme qu’elle utilisera tous les moyens, y compris la force, pour faire tomber la démocratie taïwanaise et faire rentrer l’île dans le giron de la dictature communiste. Sans parler des Balkans occidentaux, notamment le Kosovo et la Bosnie, où les tensions accumulées menacent de dégénérer.

« Choc des civilisations »

En 2005, dans un livre lumineux, la philosophe Thérèse Delpech annonçait déjà cet « ensauvagement » du monde. Quelques années plus tôt, en 1996, le politologue américain Samuel Huntington annonçait, dans un livre qui à l’époque avait fait débat, le « choc des civilisations ». L’un et l’autre ont eu raison avant tout le monde. Des conflits civilisationnels opposent Israël et ses alliés occidentaux au monde musulman, l’Ukraine et ses alliés occidentaux à la Russie impérialiste, le « Sud global » au « Nord global », les dictatures et autocraties aux démocraties. Et partout la barbarie s’installe, les pulsions de domination et de violence s’expriment sans retenue et sans plus se dissimuler, les politiques de puissance font voler en éclats toutes les valeurs qui tenaient le monde occidental depuis la Seconde Guerre mondiale.

La disparition du gendarme américain, sous l’effet cumulé de son pivot asiatique et de sa volonté de désengagement des affaires du monde, et l’affirmation parallèle, par la force, des puissances émergentes qui s’engouffrent dans le vide et réclament leur part de pouvoir, ont entraîné la déconstruction du système international et transformé le monde en jungle. La puissance américaine, qui depuis 1945 dominait le monde, était souvent critiquée. Elle a commis des erreurs, comme la guerre d’Irak en 2003 et connu des échecs, comme l’intervention militaire en Afghanistan. Elle a aussi sans doute manifesté trop peu d’intérêt aux pays du Sud, qui considèrent avoir été mis de côté par l’égoïsme occidental et sa pratique du « deux poids deux mesures ». Mais elle avait des règles et aidait à maintenir un équilibre du monde, fût-il imparfait. La guerre froide opposait deux blocs antagonistes, mais en maintenant une certaine stabilité.

Le retour des étoiles jaunes

Aujourd’hui, la force a remplacé le droit international et son utilisation sans limites a banalisé le mal dans de nombreuses régions du monde. L’ONU, paralysée, est marginalisée. L’OSCE, dont la mission était d’aider à la sécurité et à la coopération en Europe, est dans le coma. Partout, les démocraties sont en recul et les valeurs que l’Occident croyait universelles ne le sont plus. Les institutions et les règles qui avaient été mises en place pour essayer d’endiguer l’extrême violence se sont effondrées. Toutes les ceintures de sécurité et les cordes de rappel sont devenues inopérantes, y compris les traités internationaux de contrôle des armements. Et « l’ensauvagement » comme le « choc des civilisations » atteignent aussi l’intérieur des sociétés occidentales.

À Washington, les partisans de Trump organisent l’assaut du Capitole en 2021. En France, des professeurs sont assassinés parce qu’ils enseignent la laïcité à l’école. À Londres, des manifestants propalestiniens appellent à tuer des Juifs. Dans les grandes capitales occidentales, alors qu’on pensait ces temps révolus pour toujours, on voit à nouveau surgir des étoiles de David sur les murs de certaines maisons.

Les illusions de la fin de l’Histoire

Si le monde occidental est pris d’une telle stupeur face à cette accélération de crises violentes, c’est parce qu’il s’était déshabitué de l’état de guerre. Après la chute de l’URSS et du communisme, l’Europe avait embrassé sans réserves les illusions de la fin de l’Histoire et d’une paix perpétuelle sur le continent. Elle avait cru à tort que la démocratie et l’économie de marché rendraient impossibles le retour de la guerre et la reproduction des grands massacres du XX^e siècle. Elle avait cru à l’effet vertueux du droit, du marché et de la démocratie sur le reste du monde.

Enfermée dans ses certitudes, la famille occidentale n’a vu venir ni la guerre en Ukraine, ni celle d’Israël. Elle n’a pas compris que la paix par le droit avait vécu et que les armes avaient depuis longtemps fait leur retour dans son voisinage. Elle risque aujourd’hui d’être entraînée contre son gré dans cet enchaînement de violences, que Vladimir Poutine avait annoncé au forum de Valdaï en 2014, en affirmant que des conflits impliquant les grandes puissances, directement ou indirectement, allaient se multiplier et que la guerre en Ukraine ne serait pas la dernière.

Dans ce monde ensauvagé, les régimes autoritaires ont pour l’instant l’avantage sur les démocraties et leurs sociétés ouvertes et, pour le cas européen, souvent désarmées. Pourtant, aussi violent que soit le monde en train de se réorganiser sous l’effet des mouvements des plaques tectoniques de la géopolitique, aussi abominables que soient les crimes commis par les Russes à Boutcha ou par le Hamas dans les kibboutz israéliens, ils n’ont heureusement rien à voir avec le bilan des catastrophes du XX^e siècle : presque deux millions de morts (20% de la population) pour le génocide des Khmers rouges au Cambodge, 800.000 morts, en majorité tutsis, pendant le génocide au Rwanda, 60 à 80 millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale, 5 à 6 millions de Juifs tués pendant l’Holocauste, 30 à 40 millions de morts pendant le Grand Bond en avant de Mao en Chine…

Par Isabelle Lasserre