de MERITENS (Patrice), « C’est comme civilisation qu’il nous faut renaître et résister », in Le Figaro, 27 janvier 2017.
La philosophe peut-elle sauver le monde ? Dans son nouvel essai, Le Crépuscule des idoles progressistes, Bérénice Levet s’y emploie avec énergie, diagnostiquant le mal français de notre XXIe siècle, débusquant ses origines, démontant ses mécanismes mortifères, pour y apporter des remèdes qu’elle détaille, au fil des pages, dans une prose de combat. Docteur en philosophie, Bérénice Levet s’est fait connaître avec Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt (Stock, 2011) et un essai percutant, La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges (Grasset, 2014). Elle fait partie de cette relève intellectuelle qui, brisant les chaînes de l’idéologie progressiste dominante, veut refonder la France.
Les temps ont changé : alors qu’être un intellectuel conservateur équivalait il y a encore peu à être un demi-fasciste « moisi » et « nauséabond », cette jeune génération entrée en résistance est devenue promesse de renaissance. Avec leurs divers ouvrages, les philosophes, sociologues, économistes, sexologues et essayistes tels que François-Xavier Bellamy, Mathieu Bock-Côté, Agnès Verdier-Molinié, Natacha Polony, Marianne Durano, Gaultier Bès, Laetitia Strauch-Bonart, Thérèse Hargot et Bérénice Levet ont obtenu de réels succès d’édition. Les projecteurs des plateaux de télévision sont braqués sur eux, car les voici enfin passés du bon côté de l’Histoire : la tyrannie d’une humanité festive, plurielle et métissée célébrant le relativisme sexuel, la reconnaissance de droits sociétaux infinis associés à un consumérisme des désirs individuels, a montré ses limites, au point que la survie de la nation elle-même est désormais en question.
Avec Le Crépuscule des idoles progressistes, Bérénice Levet explique comment sa propre génération - celle des années 70 - a été le laboratoire d’une idéologie de la désidentification et d’une renonciation à la transmission du monde sous prétexte de liberté. Un plaidoyer pour la réhabilitation de la nécessité de frontières, d’histoire, de passé et d’identité que l’idéologie progressiste a stigmatisée.
Les coups de marteau de Nietzsche visaient assurément à détruire les fausses idoles ! J’ai d’abord songé, au regard de la catastrophe anthropologique et civilisationnelle causée par quarante-cinq années de progressisme, à intituler mon livre « C’est de l’homme qu’il s’agit », en référence à Saint-John Perse, mais le plus intéressant et stimulant dans la situation actuelle est la révolte des peuples, en France mais aussi dans le reste de l’Europe et même aux États-Unis. Nous sommes à la fin d’un cycle. Il nous faut nous donner les moyens de franchir l’étape suivante, je tente de poser quelques jalons.
Cet essai est né d’une colère, je m’en explique dès l’abord. Je suis née au début des années 1970, j’appartiens à cette première génération élevée par des parents, formée par des professeurs qui, dans le sillage de Mai 68, avaient renoncé à assumer leur responsabilité d’adultes, à nous inscrire dans un monde plus ancien que nous, pour faire de nous des cobayes, des sujets d’expérimentation d’une nouvelle figure d’humanité. Depuis près d’un demi-siècle, les besoins fondamentaux de l’être humain sont non seulement méprisés mais disqualifiés, diabolisés par l’idéologie progressiste. Le besoin de racines géographiques et historiques, d’identité nationale, de frontières, toutes ces constantes anthropologiques sont traitées par les idéologues contemporains comme de la frilosité, de la crispation sur soi, comme un repli identitaire et xénophobe. Quelles qu’aient été les majorités politiques depuis, le travail de sape s’est poursuivi, et le quinquennat qui agonise aujourd’hui en montre les fruits aboutis les plus délétères. Jusqu’à quand continuerons-nous à sacrifier les générations à venir ?
Au prix du sang versé, les attentats islamistes de janvier et novembre 2015 auraient pu changer la donne, or rien de tel n’est survenu. Alors que les autorités gesticulaient avec drapeau et Marseillaise, la décomposition de la France s’accélérait, l’émotionnel prenant le pas sur toute forme de réaction, de volonté de renaissance, ce qui a permis à l’idéologie dominante de se maintenir avec son cortège de mensonges, d’intoxication, d’anathèmes et de dénis politiquement corrects. Personne ne s’est saisi de ce qu’on peut appeler avec Simone Weil « le patriotisme de compassion » pour lui donner un contenu qui aurait entraîné un sursaut national.
Par un mélange de mémoire pénitentielle, de tyrannie de la repentance, selon l’expression de Pascal Bruckner, de politique de reconnaissance des identités particulières venue des États-Unis, étrangère à notre histoire, et une idéologie progressiste confondant liberté et déliaison. On a fait le pari que l’individu serait d’autant plus libre qu’on ne lui transmettrait plus l’héritage, qu’on le laisserait à soi-même, prétendument riche d’une créativité et d’une originalité qui, en réalité, ne sont pas originelles. Abandonné à lui-même, l’individu est voué au conformisme, il n’a pas d’autre choix que de se conformer aux usages, à la doxa, il est comme incarcéré dans la prison du présent. C’est là que la transmission du passé joue un rôle capital, elle permet d’acquérir une épaisseur temporelle qui n’est pas donnée avec la vie. Elle est de surcroît, émancipatrice en cela que le passé vient rarement ratifier les évidences du présent, il les inquiète au contraire. En ne lui fournissant aucun terreau, le progressisme a fait de l’humanité une cohorte d’individus hors sol, « sensibilisés » à tout, mais attachés et fidèles à rien.
La liberté, l’égalité, la fraternité, dont on nous rebat les oreilles à longueur de célébrations compassionnelles, n’ont plus guère de sens dès lors qu’on fait abstraction de toute singularité historique. L’homme des « valeurs républicaines », selon la clochette pavlovienne qu’on ne cesse de faire retentir, est l’homme des droits de l’homme, il n’est pas un citoyen français. Ces valeurs s’incarnent dans une histoire, et c’est à cette histoire qu’il convient de s’identifier. Un peuple déraciné, sans passé, sans mémoire, périclite, et quand la patrie est à terre, l’islamisme n’a plus qu’à la ramasser. En novembre 2015, force fut d’admettre que nous étions visés en tant que civilisation, et, pour le dire avec les mots de Paul Valéry, « si la France n’est pas morte, elle s’est sentie périr » ; c’est donc comme civilisation qu’il nous faut renaître et résister. Or, sur ce terrain, François Hollande et le gouvernement Valls ont été désespérément absents, comme le sont, pour le moment, les candidats à l’élection présidentielle.
Un seul mot d’ordre, l’assimilation pour tous. Pour tous, c’est-à-dire pour les Français d’origine immigrée mais non moins pour les Français généalogiques, ou, si j’osais, « de souche », car voilà quarante-cinq années qu’on ne fabrique plus de Français, l’héritage n’étant plus transmis, sinon de façon parcellaire et de toute façon jamais comme héritage, identité. Être français ne coule pas dans les veines, il ne suffit pas de se donner la peine de naître et rien de plus pour l’être. Être français, c’est une mémoire, qui ne commence pas en 1789. La transmission est la condition sine qua non de la continuité d’une civilisation. L’école a un rôle majeur à jouer ici. Or le quinquennat Hollande, qui en promettait la refondation, ce qui aurait dû signifier un recentrage sur ses missions fondamentales, en a parachevé la destruction. Entreprise menée avec une hargne peu commune par la ministre Najat Vallaud-Belkacem.
Notre tâche est double, il s’agit à la fois de soustraire les individus à l’empire du vide, ce vide existentiel auquel quarante-cinq années d’idéologie progressiste active les a condamnés, et de refabriquer un peuple français. La République française est assimilationniste, elle se singularise par la passion du monde commun. C’est là notre exception, travaillons à la refonder. Pour ce faire, il nous faut redevenir accessibles à la saveur de notre héritage, à sa fécondité. On ne transmet pas le passé parce qu’il est passé mais en vertu de sa puissance de signification, des lumières qu’il jette sur la condition humaine. Les professeurs doivent être restaurés dans leur droit à donner à aimer la France, à aimer Molière et Balzac pour les trésors d’intelligence, de vitalité qu’ils recèlent, plutôt que sommés de désosser et dessécher ces chefs-d’œuvre par le recours aux instruments de linguistique, ou en transformant les élèves en tribunal des flagrants délits de racisme, sexisme, homophobie. Réveillons la passion du sens, du mot qui dit la chose, aiguisons le sentiment de la langue.
J’ai en effet intitulé un des chapitres de mon essai, « Les protagonistes de Michel Houellebecq, c’est presque nous ! » Houellebecq nous tend un miroir terriblement ressemblant, il s’est fait le romancier de cette humanité atomisée, de ces voyageurs sans bagage sortis du laboratoire progressiste. Cependant, et c’est ce qu’indique la restriction de mon titre, à la différence des « héros » de Houellebecq, nos contemporains se révoltent. Ce monde bâti par le progressisme leur est inamical, c’est une litote, et ils ne craignent plus de le dire. La France ne se droitise pas - ce qui aurait peut-être un sens si la droite s’était faite la gardienne de la transmission, de la continuité historique de la nation, de sa souveraineté, ce qui n’a pas été -, les Français ne virent pas au cryptofascisme, ils font de nouveau droit à des besoins essentiels à l’homme en son humanité, ainsi que je me suis efforcée de l’établir, et au premier d’entre eux, le besoin d’enracinement, d’inscription dans une histoire particulière qui donne sens à une vie, signification et orientation : une histoire a été commencée qu’il nous appartient de prolonger.
Certaines voix politiques et médiatiques ont crié au scandale, affirmant que jamais un politique d’envergure nationale n’avait fait valoir son catholicisme. C’est faux. Dans ses vœux pour 1969, le général de Gaulle choisit de s’adresser à la jeunesse rebelle de 68, il se reproche d’avoir privilégié les questions économiques, « comme s’il n’y avait que cela qui comptait à mes yeux et aux vôtres, alors que je suis catholique, l’un des derniers chefs d’État à en faire ouvertement profession ». Rappeler une identité religieuse qui est aussi historiquement celle de la France n’a pas à heurter, d’autant que François Fillon invoque son christianisme comme une ressource, il n’entend pas l’ériger en religion d’État. Jamais l’invocation de l’identité musulmane ne suscite de telles polémiques.
Ce deux poids deux mesures est intolérable. D’autant qu’au point où nous en sommes, il faut restaurer des préséances et refaire l’unité autour de la France et d’elle seule. Interrogé sur la fonction de la Fondation de l’Islam de France qu’il préside, Jean-Pierre Chevènement explique que l’objectif est de faire connaître l’Islam aux Français. Est-ce ainsi que nous reconquerrons les territoires perdus de la République ? Donnons déjà à connaître et à aimer la France, après nous verrons. Notre renoncement à fabriquer des Français a offert un terrain fertile à l’Islam radical. C’est en exaltant les identités multiples que nous avons creusé notre tombe. Fidèles à l’ambition républicaine, ne tenons aucun compte de qui sont nos compatriotes d’origine étrangère, ne cherchons pas à savoir d’où ils viennent, soucions-nous seulement de ce qu’ils ont à devenir : des citoyens français, des êtres ouverts à une responsabilité, une responsabilité pour notre civilisation.
Cette décision plus qu’ambiguë a été interprétée comme une victoire, « une victoire française », saluaient François Fillon et Bruno Retailleau. Si c’est une victoire, c’est une victoire à la Pyrrhus. Les crèches sont autorisées au titre d’« éléments de décorations profanes, de symboles culturels ou festifs » - le festif érigé en principe de légitimation, Philippe Muray doit se retourner dans sa tombe ! Que des esprits catholiques ou attachés à l’héritage chrétien puissent se réjouir de cet abaissement de la Nativité à du folklore est pour le moins frappant. La crèche renvoie au mystère de l’Incarnation, du Dieu fait homme, et célèbre, pour un chrétien, la naissance du Sauveur, du Messie - réécoutons l’oratorio de Haendel, on mesurera ce que peut signifier pour l’homme de foi cet Avènement !
Victoire à la Pyrrhus, et même défaite à plate couture. Le Conseil d’Etat, il suffit de se pencher sur les décisions qu’il a rendues au cours des dernières décennies (se montrant favorable au port du voile à l’école, à la burqa, au burkini), s’est mis au service de la conversion de la France au multiculturalisme, c’est-à-dire de sa dislocation en communautés séparées vivant chacune selon ses mœurs, son calendrier, ses lois. Toute atteinte à la loi de 1905, au principe de laïcité, à la neutralité de l’espace public se fera au profit de l’Islam, de sa visibilité et de ses revendications et au détriment de la France « une et indivisible ». Les catholiques doivent en outre comprendre que toute autorisation de manifester son appartenance religieuse dans l’espace public se retournera contre eux - le catholicisme ne sera plus qu’une composante parmi d’autres d’une entité qu’on continuera d’appeler la France, mais dont l’histoire aura été réécrite, dont on aura extirpé les racines chrétiennes, ainsi que s’y emploient déjà des historiens adoubés par les médias, ainsi du médiéviste Patrick Boucheron, maître d’œuvre d’une Histoire mondiale de la France, où Jeanne d’Arc par exemple, n’est plus qu’une « invention de la IIIe République » et ne bénéficie d’aucune entrée à son nom. Bref, un détail de notre histoire !
Propos recueillis par Patrice de Méritens
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