LECLERC (Jean-Marc), "Alain Bauer : « Les citoyens peuvent résister au terrorisme », in Le Figaro, 30 janvier 2017.
Le criminologue qui a créé et dirigé l’Observatoire National de la Délinquance analyse la nouvelle donne créée par une menace de plus en plus diffuse. Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) et expert des questions de sécurité, Alain Bauer vient de consigner, avec Christophe Soullez et François Freynet, un guide pédagogique à l’usage du citoyen en ces temps de menace djihadiste (Comment vivre au temps du terrorisme, First Document, janvier 2017). Loin des postures et des idéologies, il insiste sur le rôle que doit jouer tout un chacun dans la lutte contre les actions violentes.
Alain BAUER - On est passé de l’hyperterrorisme à des opérations de moindre envergure à fréquence élevée. Au triptyque avion-ceinture explosive-kalachnikov ont succédé des modes opératoires plus rudimentaires, des voitures, des camions projetés sur une foule, des attaques au couteau. La menace est plus diffuse que jamais. Par ailleurs, ces changements ne concernent pas que les profils. Les cibles visées évoluent également, comme on vient de le voir avec l’attentat contre une mosquée à Québec. On risque ainsi d’assister à une « dynamique de la terreur », un cycle d’événements dont l’effet spectaculaire ne peut que renforcer les terroristes. Cependant, les citoyens peuvent résister au terrorisme.
Je ne dirais pas rétention mais mise en quarantaine. Car il y a une dimension clinique dans cette affaire et bien des cas relèvent du médical.
La quarantaine est un outil légitime prévu par la réglementation sanitaire. Ce qui serait idiot, ce serait d’attendre encore des morts et des blessés par centaines avant de mettre en place une prévention digne de ce nom. Mais il serait tout aussi stupide de considérer que tous les revenants - ceux qui rentrent de la zone syro-irakienne - sont des terroristes. Dans la réalité, il y a des catégories extrêmement diversifiées : des gens qui ont été trompés, des gens qui sont traumatisés, des gens qui reviennent avec une espèce de gloriole d’anciens combattants qui probablement ne recommenceront plus jamais et d’autres qui sont des dangers publics dont il faut se prémunir.
Le seul moyen de savoir, c’est de faire le tri, et il faut le faire intelligemment. D’ailleurs, quand nous ramenons nous-mêmes nos propres soldats des zones d’opérations, nous ne les ramenons pas directement sur le territoire national, mais nous les arrêtons, pour quelques jours ou quelques semaines, dans un espace intermédiaire où ils peuvent passer du statut de guerre à celui de retour à la paix. Et là, cela paraît normal. Personne n’a expliqué que c’était antirépublicain de passer ainsi d’une situation de stress à une situation de calme.
La théologie a ses charmes, mais la réalité est implacable. Alors, au lieu d’être dans des postures aussi intellectuellement débilitantes que celles qu’on a connues sur tous les sujets de gestion de la criminalité et qui ont montré, à chaque fois tragiquement, la responsabilité de ceux qui refusaient l’évidence, on pourrait, intelligemment et ensemble, mettre en place un certain nombre de dispositifs qui pourraient plutôt relever du sur-mesure que du prêt-à-porter.
Le contexte israélien diffère sensiblement du nôtre : cet État est entouré de pays qui font la guerre ou sont quasiment en situation de conflit. Il faudrait plutôt s’inspirer des Britanniques et de leur légendaire esprit de résistance. Pour ce qui est de la vigilance, la société française a beaucoup progressé. C’est le réflexe, par exemple, du garçon de café qui alerte sur la voiture suspecte de la tentative d’attentat de Notre-Dame. La résilience aussi se développe chez nos compatriotes, c’est-à-dire le fait d’accepter de vivre avec la menace pour conserver toute sa capacité d’agir. La seule question est de savoir comment tout ceci finit par se transformer en résistance collective.
Absolument. Au point même que des personnes qui se méfient pourtant de la police dans certains quartiers n’hésitent plus désormais à appeler ce numéro vert pour signaler les dérives d’un cousin, d’un voisin, d’un fils, d’une fille. Et cela n’est pas de la vulgaire délation puisque rien n’est anonyme et que la justice veille. Il y a indéniablement une prise de conscience collective. Elle a d’ailleurs permis d’empêcher des attentats en France.
Dans l’attaque du Thalys, au Stade de France, au Bataclan, à Nice, ce sont les gens qui ont non seulement regardé, fui, alerté, mais aussi sauvé des vies. L’héroïsme, ce n’est pas seulement désarmer un terroriste, c’est aussi ouvrir une sortie de secours au bon moment, ne pas ouvrir une porte d’entrée par laquelle un tueur aurait pu pénétrer et faire un carnage. C’est aussi prendre un scooter et détourner, autant que faire se peut, un véhicule lancé dans la foule ou, pour un policier, décider de sortir son arme et d’abattre l’auteur d’un assassinat de masse.
Il faudra, de toute façon, des cadres. Vivre au temps du terrorisme exige d’intégrer des préceptes simples mais qui peuvent sauver des vies : être attentif, anticiper, réagir, résister, alerter. Le citoyen est devenu un acteur clé de l’antiterrorisme, tout comme l’agent de sécurité privé, dont le rôle s’est renforcé. Certains sont même armés aujourd’hui.
Nous avons vécu un drame culturel. Pendant longtemps, nous avons négligé le contre-terrorisme au profit du contre-espionnage. Or, la culture du contre-espionnage, c’est le temps long et le secret, alors que celle de l’antiterrorisme repose sur la célérité et le partage des informations. Il a fallu vingt ans entre le moment ou Michel Rocard perçoit le problème et celui où Nicolas Sarkozy essaie de le résoudre, avant que Manuel Valls n’accorde les moyens nécessaires aux services de renseignement, notamment en analystes. Aujourd’hui, les premières promotions de spécialistes sont sorties. Il y a un vrai renouvellement des cadres et une acceptation de la nécessité du changement à l’intérieur des services. C’est déjà en soi une petite révolution.
Propos recueillis par Jean-Marc Leclerc
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