La fiction d’un film de guerre (ou presque…)
C’est un petit film d’animation conforme aux attentes de contemporains sevrés aux jeux vidéos, amateurs de scenarii manichéens aux images lisses et nettes.
On y voit sur un continent imaginaire deux pays tout aussi imaginaires. Le pays rouge ressemble à un espace pacifique et idyllique que résume l’image d’une plage tropicale déserte. Le pays bleu est son voisin. C’est un État plutôt inquiétant qui, manifestement, se prépare à envahir le pays rouge. Engins blindés et avions de combat s’y concentrent, les uns dans les flancs de bâtiments d’assaut amphibie ultra-modernes, les autres sur une base aérienne.
Au-delà de la quiétude que l’on y trouve, le pays rouge n’est cependant pas désarmé, ni inconscient de la menace qui plane sur lui. Sans déployer un arsenal militaire aussi impressionnant que celui de son voisin, il s’abrite derrière une redoutable défense. Pour s’en rendre compte, il faut visiter son port de commerce où, dans les piles de conteneurs, se cachent un véritable système d’armes : missiles de croisière, drones hélicoptères, cellules de détection radar… Rien de bien nouveau à cette différence que tous ces éléments sont conçus de manière modulaire et fonctionnelle, étant directement intégrés dans des conteneurs standards. Un conteneur apparemment anodin est, en fait, une batterie lance-missiles constituée de quatre cellules de lancement et d’un poste de contrôle et de tir.
Dès que l’alerte est lancée, le système d’armes se déploie de la manière la plus anodine selon le principe du transport multimodal. Les conteneurs sont posés sur des camions tracteurs, des plates-formes ferroviaires, embarqués sur des porte-conteneurs ou des avions cargos. La première phase du déploiement concerne le réseau de détection avancé à terre mais aussi en pleine mer avec les hélicoptères drones. En effet, le pays rouge doit faire face à une double invasion : par voie terrestre mais aussi par voie maritime. La deuxième phase concerne le déploiement des batteries : les conteneurs étant des cellules de tir pouvant être mise en œuvre n’importe où à partir du vecteur (camion, train ou navire de commerce…). L’affrontement tourne, à peu de frais, à l’avantage des rouges. La force navale bleue est anéantie en pleine mer au moment où ses bases terrestres sont également frappées et détruites.
Un système d’arme conteneurisé
Ce film visionné lors du Salon de l’EURONAVAL 2010 présente, en fait, un système d’arme que la firme russe Concern Morinformsystem-AGAT développe essentiellement autour d’une famille de missiles de croisière : le Kalibr 3M-54 (1). Conçu par la firme Novator Design Bureau, le Kalibr 3M-54 est un missile multirôle à l’origine antinavire, mais qui a été rapidement développé pour pouvoir frapper des objectifs à terre et sous la mer selon les différentes versions. Dans l’arsenal américain, l’arme qui s’en rapproche le plus est le BGM-109 Tomahawk.
Le Kalibr 3M-54 KE est la version antinavire la plus longue (plus de 8 m de long). Il emporte une charge militaire (conventionnelle ou nucléaire) de 200 kg. Le 3M-54 KE1 est une version antinavire plus petite (un peu plus de 6 m) emportant une charge de 400 kg. Le 3M-14 KE, de même dimension que le KE1, est la version frappe terrestre du Kalibr. Il est aussi la version ayant la plus longue portée : jusqu’à 2500 km. Ce sont des 14 KE qui ont été tirés en 2015 sur des objectifs syriens à partir de bâtiments russes situés en Mer Caspienne (2). À cela ajoutons les versions anti-sous-marines à changement de milieu 91-RE1 et 91-RTE2 (Kalibr PL).
Ces missiles sont dits « de croisière » c’est-à-dire qu’ils sont à longue portée, qu’ils volent à grande vitesse (subsonique) et à très basse altitude en épousant le relief ou la surface des flots. Les Kalibr peuvent voler à 5 mètres d’altitude, ce qui est très bas. Ils opèrent pour les versions KE et KE1 une accélération hypersonique pour la première et supersonique pour la seconde en phase terminale tout en étant capable de réaliser des manœuvres évasives pour échapper aux systèmes de détection adverses. Ces missiles - dits aussi « sea-skimming » - sont donc difficiles à détecter : souvent à l’horizon et autrement dit au dernier moment… Ils sont, à l’heure actuelle, la principale menace qui pèse sur une task force.
En fait, l’innovation réside moins dans le missile Kalibr en lui-même (3) que dans la manière dont Concern Morinformsystem-AGAT en a imaginé le déploiement. Le système Club-K se présente, en effet, comme un lanceur quadruple conditionné dans un conteneur de 40 pieds (4). Ce qui se présente extérieurement comme un conteneur standard est, en fait, une batterie de lancement qui s’ouvre par le toit en quelques secondes, permettant l’érection d’un lanceur vertical qui peut tirer une salve de 4 missiles de croisière. Étudié pour être dissimulé au milieu d’une pile de « boîtes », adapté à tous les vecteurs du transport multimodal (train, camion, navire porte-conteneurs), le Club-K est quasiment indétectable ou, du moins, il n’attire pas l’attention.
Novator Kalibr 3M-14TE1
Propagande et guerre dissymétrique
Bien réalisé, le film de Concern Morinformsystem-AGAT délivre un message : l’ennemi - le pays bleu agresseur - est occidental et plus particulièrement américain. Les matériels mis en scène sont ceux de l’US Army : engins blindés Stryker, hélicoptère Blackhawk, intercepteurs F-18 Hornet… Dans la vidéo de 2010 apparaissaient des chars de combat M1 Abrams, des avions cargos C5 Galaxy, et la flotte d’invasion était représentée par des bâtiments logistiques ressemblant beaucoup aux Landing Ships Docks de l’US Navy. Si les bâtiments représentés dans l’actuelle vidéo renvoient davantage aux flottes européennes, comment ne pas penser aux porte-avions américains et à leurs groupes de combat articulés autour des croiseurs et destroyers Aegis ?
Derrière le slogan de fin de la vidéo - "Every state has the right to independence" -, un tel système d’armes ne peut qu’intéresser tous ceux qui, dans le monde, perçoivent les États-Unis comme une menace et au-delà redoutent l’interventionnisme occidental. Tous ceux qui voudraient tenir les porte-avions américains à distance de leurs eaux par exemple. Un système d’arme n’est pas seulement un assemblage de technologies. C’est aussi un concept tactique et stratégique qui dit aussi une idée de la puissance, de la souveraineté et de la perception des menaces propre à chaque État. Avec l’emploi de Kalibr en Syrie à partir de la Mer Caspienne, la Russie a montré au monde sa maîtrise en matière de missiles de croisière, ainsi que sa capacité à opérer ce type de frappe encore réservée à une minorité de pays. Elle a frappé en Syrie comme demain elle pourrait frapper ailleurs.
Avec le Club-K, Moscou marque un pas supplémentaire. L’industrie militaire russe met, en effet, sur le marché un système d’arme redoutable sans pour autant opérer une révolution dans les affaires militaires. Déployable rapidement et n’importe où, transportable en toute discrétion sur de grandes distances, pouvant être amené à proximité de l’objectif, l’intérêt militaire du missile de croisière Kalibr conteneurisé saute aux yeux pour défendre mais aussi pour attaquer. En 2010, on comptait 100 millions de conteneurs dans le monde, donnant globalement lieu à 500 millions d’opérations de transit et de manutention par an. Encore aujourd’hui, cette masse de boîtes est impossible à contrôler. Les conteneurs lance-missiles peuvent, par ailleurs, être dispersés pour ensuite être activés simultanément par satellite. Si l’on y ajoute un prix estimé entre 10 et 20 millions de dollars – ce qui est bon marché pour un système d’armes de cette catégorie -, on comprendra l’appréhension des experts de Jane’s Defense Weekly qui découvrirent pour la première fois le Club-K en avril 2010.
Film commercial de propagande, la vidéo de Concern Morinformsystem-AGAT n’en souligne pas moins l’existence d’une réalité inquiétante. D’aucuns affirment que si Saddam HUSSEIN avait pu disposer de ce système d’armes, les États-Unis n’auraient pu mener l’offensive de 2003 dans les conditions que l’on sait. Des pays comme le Venezuela et l’Iran ont fait savoir leur intérêt pour le Club-K. Pour ce dernier, le système d’arme est un moyen particulièrement bon marché pour repousser les porte-avions américains. Quelques camions amenés à proximité du littoral sans attirer l’attention pourraient déclencher une attaque dévastatrice à peu de frais sur une task force situé à 200 milles. Et que dire de l’intérêt de ce genre d’armement pour un pays comme la Corée du nord ? Jouant de la dissémination et de la discrétion dans un monde où la question des armes de destruction massive est encore loin d’être résolue, le Club-K est parfaitement adapté à une guerre dissymétrique voire asymétrique.
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