Armoiries de Jean de Lancastre, 1er Duc de Bedford
L’éclatement du Royaume de France
Au lendemain du Traité de Troyes (1420), la monarchie française est en sursis. La victoire anglaise d’Azincourt (1415) a anéanti l’Ost du Roi de France, et le meurtre du Duc de Bourgogne, Jean sans Peur (1419), jette le Duché de Bourgogne dans une alliance avec l’Angleterre. La guerre civile entre Bourguignons et partisans du Dauphin Charles – appelés « Armagnacs » - reprend de plus belle, laissant les Anglais envahir progressivement le royaume de France et s’y installer. C’est d’abord le Duché de Normandie, ensuite le Nord et l’Île-de-France qui tombent entre leurs mains. La mort des deux rois - Henri V (1387-1422) et Charles VI (1368-1422) - à quelques semaines d’intervalle ne change rien à une situation devenue dramatique pour le royaume des fleurs de lys désormais divisé en trois grands territoires.
Le premier territoire est celui du Dauphin Charles (1403-1461), fils de Charles VI, déshérité par son père au lendemain de l’assassinat de Monteraut-Fault-Yonne, et dont les Bourguignons répandent la rumeur de la bâtardise (1). Soutenu par le parti des Armagnacs, le jeune Charles est un prince affaibli politiquement, en quête d’une légitimité que le fait de ne pas être encore sacré ainsi que le meurtre de Montereau-Fault-Yonne lui refusent. Mais en ces années 1420, le pire demeure très certainement son doute en lui-même. Privé de sa capitale, il s’est réfugié au sud de la Loire avec son gouvernement. Mal entouré, il se perd dans une vie de cour qui n’est que l’expression de sa résignation devant une situation désespérée. Celle-ci l’est d’autant plus que son plus puissant vassal, le Duc de Bourgogne, s’est non seulement retourné contre lui, mais il est devenu aussi indépendant de fait. Du Comté de Nevers au sud à celui de Hollande au nord, c’est une deuxième entité géopolitique - pour partie en terre d’Empire – qui, avec le Duc Philippe le Bon (1396-1467), est en train de s’émanciper du Royaume de France.
Face au « Roi de Bourges », la situation de la troisième France est pourtant encore bien fragile. Jean de Lancastre, Duc de Bedford (1389-1435) a succédé à son frère Henri V. Il bénéficie d’un double avantage stratégique : l’alliance avec le nouveau Duc de Bourgogne (2), et l’occupation de toute la partie nord du royaume capétien. Exerçant la régence au nom du fils encore mineur de son frère, Henri VI (1421-1471), Jean de Bedford poursuit le projet politique d’Henri V à savoir l’union des couronnes d’Angleterre et de France : c’est la double monarchie. Il a pour lui une réelle intelligence politique, un commandement militaire plus uni que celui de l’armée delphinale, mais il se heurte également à de grands obstacles. L’alliance bourguignonne reste opportuniste, et les territoires occupés ne sont pas pleinement acquis à la cause anglaise ; jusqu’à Paris où Bedford réside mais où le Dauphin dispose encore de partisans. Surtout, la guerre s’éternise, et elle coûte cher au Lancastre qui est obligé de mettre à contribution ses sujets outre-Manche pour le financement des opérations et le recrutement des hommes de guerre.
La progression anglaise au Royaume de France
Jean de Bedford sait que le temps joue contre lui, notamment la possibilité toujours présente pour le Dauphin Charles de se faire sacrer à Reims. Son avantage stratégique peut fondre s’il ne parvient pas à consolider rapidement la légitimité du jeune Henri VI, partant celle de la revendication de la double monarchie. La victoire militaire contre le Roi de Bourges est donc indispensable avant que le rapport de force ne s’inverse.
De la même manière, Charles a également besoin d’une victoire militaire décisive qui lui ouvrirait la route de Reims et du Sacre royal. Pour cela, le Dauphin lance une offensive sur le Duché de Normandie, qui se termine par la défaite de Verneuil-sur-Avre le 17 août 1424. Dix ans après Azincourt, l’armée royale patiemment reconstituée est de nouveau saignée, et la garde écossaise du Dauphin massacrée au cours de cette terrible bataille.
Cette lourde défaite conforte le Dauphin dans son fatalisme. Elle le prive surtout – et pour de longues années - de l’initiative stratégique, ce que le régent Bedford compte mettre à profit pour achever la conquête du royaume capétien et obtenir la soumission de ses nouveaux sujets. Une fois la Normandie mise à l’abri, les opérations militaires demeurent limitées durant les années 1420, reflétant en cela les difficultés à les financer sur la durée. Isolé mais défendu par 200 hommes d’armes, ses habitants et ses moines, le Mont-Saint-Michel apparaît comme un ilôt et un symbole de la résistance française (3), mais la conquête anglaise progresse dans le Maine.
Cette progression se rapproche surtout de la frontière militaire que constitue la Loire. Aux prises avec une guerre de nettoyage contre des bandes armagnaques qui reviennent le harceler sitôt chassées, Jean de Bedford cherche à porter le coup fatal au Dauphin et à ses partisans. Le franchissement de la Loire en serait l’étape décisive, ce à quoi il se consacre avec ses capitaines à partir de l’été 1428. À cette date Bedford a reçu des renforts venus d’Angleterre et du Duché de Bourgogne, qu’il met en marche contre Orléans.
Le siège d’Orléans. Miniature extraite du manuscrit "Les Vigiles de Charles VII" de Martial d’Auvergne (v. 1484)
Le pont d’Orléans : un verrou stratégique
La Loire ne peut être franchie qu’à Angers ou Orléans, villes où l’on trouve un pont en pierre suffisamment solide pour le passage d’une armée. À Orléans, que Jean de Bedford décide d’attaquer, la ville est construite sur la rive droite (orientée vers le nord) où elle est protégée par un mur d’enceinte. Au sud se trouve le pont qui enjambe le fleuve. Il est protégé par deux fortifications : une première en son centre (bastide Saint-Antoine) et une seconde à sa sortie sur la rive gauche (bastide des Tourelles).
Les Anglais vont organiser méthodiquement le siège d’Orléans à partir de l’automne. L’arrière-pays est nettoyé avec la prise de places fortes secondaires (Jargeau, Meung, Beaugency, Sully, Patay…), qui ne pourront ainsi servir de bases de départ pour des troupes françaises tentées par le harcèlement des routes de ravitaillement venant de Paris. Dans un deuxième temps, 9 forts sont construits devant les remparts d’Orléans afin d’isoler la ville. Dans un troisième temps, les Anglais parviennent à franchir la Loire par surprise, et à s’emparer de la bastide des Tourelles à l’extrémité sud du pont. À partir du 21 octobre 1428, Orléans était complètement isolée.
Démoralisés, les capitaines français qui tentèrent de forcer l’étau anglais (Dunois, Ponton de Xaintrailles, La Hire…) n’avaient que leur bravoure à opposer à bien meilleurs tacticiens qu’eux. Tentant d’intercepter un convoi de ravitaillement anglais en provenance de Chartres, le 12 février 1429, ils ratèrent l’effet de surprise et attaquèrent de manière si désordonnée qu’ils furent défaits par des Anglais pourtant trois fois moins nombreux (4). Que ce soit du côté des assiégeants ou des assiégés, le ravitaillement revêtait une importance fondamentale qui, généralement, décidait de l’issue du combat. Après cette humiliante déroute, l’armée delphinale se replia, abandonnant Orléans et sa population à la famine ou à la mise à sac par l’armée de Bedford.
Jeanne d’Arc
La situation désespérée de la ville d’Orléans ne pouvait qu’assombrir davantage l’horizon du Roi de Bourges. C’est dans ce contexte que la venue de Jeanne d’Arc (1412-1431) à Chinon, où elle rencontra le Dauphin Charles au début du mois de mars 1429, son charisme, sa force de conviction et la confiance qu’elle parvint à redonner au souverain Valois, prennent tout leur sens. Le désespoir dans lequel était plongé l’entourage de ce dernier - où beaucoup se faisaient déjà à l’idée de la chute prochaine d’Orléans - aida la jeune femme aux accents de prophétesse à obtenir ce qu’elle demandait avec force : une armée.
Durant le printemps 1429, Jeanne joua le rôle de catalyseur des énergies. Les capitaines du Dauphin se rallièrent à elle dans l’idée d’organiser une dernière tentative afin de dégager la ville assiégée : Jean d’Alençon, Ponton de Xaintrailles, Gilles de Rais, Jean de Bueil, Ambroise de Loré et même Dunois qui s’exfiltra d’Orléans pour rejoindre l’armée qui se constituait alors. Certes, leur confiance en Jeanne était loin d’être acquise, et Charles confia officiellement le commandement militaire à Jean de Brosse, Maréchal de Boussac (1375-1433).
Avec Jeanne, cependant, l’avantage psychologique commençait à changer de camp. Si les Anglais avaient dominé jusqu’à présent, leur avantage devant Orléans demeurait fragile. L’encerclement de la ville n’était pas étanche. Quand bien même les habitants commençaient à souffrir de la faim, il était encore possible d’y entrer et d’en sortir clandestinement. Dunois l’avait montré récemment et, surtout, le 29 avril Jeanne d’Arc parvint à pénétrer dans la cité soulevant un immense espoir. Les fortins bâtis par les Anglais autour d’Orléans étaient au demeurant vulnérables. Si leur réseau était dense au nord-ouest il était beaucoup plus distendu au nord-est, et l’ensemble communiquait mal d’un fortin à un autre.
Le choix d’une double enceinte imposait également un dispositif étiré qui demandait du coup une masse de combattants que Jean de Bedford n’avait pas, quand bien même ce dernier s’était-il lui-même rapproché de la zone d’opération, s’installant à Chartres. En clair, les fortins anglais n’étaient pas suffisamment garnis pour résister à un double assaut déterminé venant à la fois de l’extérieur (l’armée delphinale) et de la ville (sortie de combattants commandés par Jeanne d’Arc). La situation au sud, sur la rive gauche de la Loire, était encore plus fragile. Les Anglais étaient isolés, tenant seulement trois positions : la porte fortifiée des Tourelles qui commandait directement l’entrée du pont et deux autres points d’appui qui en protégeaient l’accès : le Boulevard et le fort des Augustins. Ce dernier était situé le plus au sud.
Eluminure représentant Jeanne d’Arc (vers 1450)
La libération d’Orléans
Les combats pour la libération d’Orléans commençèrent le 4 mai lorsque Dunois donna l’assaut sur le fort Saint-Loup, la fortification anglaise située la plus à l’est sur la rive nord. Faire tomber Saint-Loup permettait de dégager une route de ravitaillement par le nord-est. Lorsque Jeanne vit que la bataille était engagée entre Dunois et les Anglais, elle opéra une sortie qui fit tomber la position ennemie. Cette première victoire redonna le moral aux troupes françaises, qui commençaient à voir en la jeune femme l’envoyée de Dieu. La confiance des capitaines du Dauphin n’étaient pourtant toujours pas au rendez-vous. Dunois avait déclenché la bataille sans coordination aucune avec Jeanne, et d’une manière générale il essayait, avec les autres chefs militaires, de tenir Jeanne à l’écart des opérations. C’est cependant à ce moment de la bataille que le charisme de la « Pucelle » fit pencher la victoire dans le sens des Français.
Après une journée passée à la préparation du prochain assaut, Jeanne attaqua les deux positions anglaises du Boulevard et des Augustins le 6 mai suivant. Elle était passée sur la rive sud avec ses troupes, et son attaque était déclenchée cette fois de l’extérieur et non de la ville. L’affrontement se développa dans un premier temps autour du Boulevard qui était protégé par des tirs de flanc venant des Augustins. L’efficacité de la résistance anglaise créa un début de panique dans les rangs français que Jeanne parvint cependant à endiguer.
En tête et brandissant son étendard sur lequel était brodé les noms « Jhesus Maria », elle regroupa autour d’elle les combattants qui refluaient, les faisant repartir à l’assaut. En réorientant celui-ci sur le fort des Augustins, et non plus sur le Boulevard, elle finit par emporter la décision. Le 6 mai au soir, la position anglaise sur la rive sud était critique : elle ne tenait plus que sur un avant-poste désormais vulnérable et la porte d’entrée directe au pont. Le trouble gagnait les rangs des troupes de Sir John Talbot (1390-1453), le capitaine anglais. La soldatesque qui avait moqué Jeanne d’Arc les jours précédents commençait également à l’entrevoir comme l’instrument de Dieu tourné contre eux.
Le lendemain, et contrairement à l’avis des capitaines français qui voulaient donner aux troupes une journée de répit, Jeanne donna l’assaut au Boulevard. Blessée par un carreau d’arbalète et donnée pour morte dans un premier temps, elle surmonta sa blessure pour repartir au combat, ce qui était suffisant pour galvaniser le moral et les énergies françaises et, inversement, saper le moral des Anglais. L’avant-poste du Boulevard tomba et les combats se poursuivirent dans le fort des Tourelles dont le pont-levis n’avait pas été relevé. C’est à ce moment que le capitaine anglais, William Glasdale, chuta dans la Loire et périt noyé. Devant la tournure des événements, la garnison d’Orléans opéra également une sortie. Le 7 mai fut donc une journée décisive qui vit la reprise des Tourelles par les Français. Désormais le pont d’Orléans, ainsi que toute la rive sud, étaient dégagés.
Miniature représentant Jeanne d’Arc au siège d’Orléans
Les conséquences directes de la levée du siège
Tactiquement, les Anglais venaient de perdre la bataille du siège d’Orléans. La chute des forts Saint-Loup et des Augustins, suivi de la prise des Tourelles, rendaient le siège intenable pour eux. Orléans pouvait désormais être ravitaillé. Le 8 mai, John Talbot détruisit ces derniers fortins, et replia son armée sur ses positions arrières de Meung, Beaugency et Jargeau. Il y fut poursuivi par Jeanne et les capitaines delphinaux, désormais acquis à la Pucelle d’Orléans et emportés par une dynamique victorieuse.
Les places fortes principales de Meung, Beaugency et Jargeau tombèrent entre les mains françaises dans les semaines suivantes, et le 18 juin l’armée anglaise fut sévèrement battue à Patay où une grande partie de l’archerie de Bedford resta sur le champ de bataille. Cet affrontement au cours duquel Talbot fut lui-même capturé, sonna le repli des Anglais sur Paris et ses environs. Plus qu’Orléans, c’était toute la région de la Loire qui voyait l’étreinte anglaise se relâcher.
Cette campagne militaire – dont la victoire d’Orléans est le commencement - succède à une longue période de défaites. Elle ne change pas en profondeur l’équilibre des forces ni la situation militaire, si ce n’est le reflux des Anglais vers le nord, et Paris qui reste en leur possession. Jean de Bedford tient toujours solidement le Duché de Normandie et, surtout, l’alliance bourguignonne demeure en dépit du retrait de Philippe le Bon du siège d’Orléans suite à un désaccord quant au sort de la cité en cas de victoire anglaise.
La double monarchie restait donc menaçante pour le souverain Valois, mais pour la première fois depuis des années un coup d’arrêt était porté à la conquête anglaise. La dynamique était inversée. Le Roi de Bourges était sauvé et – fait essentiel - cette victoire lui ouvrait la perspective prochaine d’un sacre royal à Reims. En effet, le 17 juillet 1429, deux mois seulement après la libération d’Orléans, Charles VII était sacré dans la cathédrale de Reims affirmant la continuité dynastique des Capétiens Valois et le début du rétablissement de la monarchie française.
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Bibliographie