Robert REDEKER, « La mort est en danger de mort », in Le Monde, 31 octobre 2008.
Il n’est pas dit que nos arrière-petits-neveux prendront, comme nous, le chemin du cimetière à chaque Toussaint. L’évolution des biotechnologies pourrait mettre la mort en danger. Très bientôt l’espérance de vie aura doublé par rapport à ce qu’elle était au début du XXe siècle. La possibilité d’une existence humaine indéfiniment prolongée se dessine à l’horizon. En s’appuyant sur les promesses des cellules souches, sur la régénération, sur la cryonie et sur les transplantations d’organes, certains envisagent même, à terme, la mort de la mort. Faut-il s’en réjouir ?
Dans quel monde vivons-nous ? Celui des crèmes anti-âge, du Viagra, des pilules minceurs pour femmes ménopausées, des cosmétiques pour hommes grisonnants ! Celui où le rayon yaourts des supermarchés ressemble à une pharmacie ? Celui de l’espérance de vie ne cessant de s’étirer ? Celui d’une extraordinaire nouveauté : l’enfant contemporain, comme l’observe le sociologue Paul Yonnet, est élevé comme un immortel, dans l’ignorance de la mortalité.
Ces symptômes sociaux traduisent l’emprise croissante d’une bio-utopie : celle de la vie n’évoluant ni vers le vieillissement ni vers la mort. L’homme contemporain a perdu un peu de son âme en n’affrontant plus la mort. Son esprit est déjà celui du temps où la mort n’existera plus. La régénération, qui commence avec les cosmétiques, mais dont l’aboutissement s’accomplit dans l’effacement de la mort, est l’ennemie de la génération, de la jeunesse du monde. Nietzsche craignait de voir se multiplier des « générations d’enfants aux cheveux gris ». C’est l’inverse, tout aussi effrayant, qui se produit, dessinant les linéaments de notre futur : des générations de vieillards à visages et corps juvéniles.
La vieillesse est ainsi en train de phagocyter la jeunesse. Combien de femmes quinquas redeviennent des poupées Barbie ? Combien de grands-pères travaillent leur apparence pour conserver un look de trentenaires ? Pourtant, si la bio-utopie immortaliste se réalise, le résultat sera bien plus radical : la vieillesse aura fait disparaître la jeunesse. Le signe distinctif de la jeunesse : l’avenir. Le signe distinctif de la vieillesse : le passé. Or la particularité des vieillards aux visages juvéniles qui peupleront la Terre une fois que la mort aura disparu s’exprimera ainsi : n’avoir ni passé (du fait de la régénération) ni avenir (du fait de la disparition de la mort).
Un humain ignorant de la mort, est-ce encore un homme ? Il ne connaîtra pas le temps. Sans le surplomb de la mort, l’avancée de la rouille, la morsure de la précarité de l’existence, le temps n’est plus sensible, il n’est plus que chiffre. Or, comme la sensation du temps qui passe fabrique l’étoffe de notre vie intérieure, l’humain ignorant de la mort court le risque de n’être qu’une machine vivante sans âme, désanimée. La philosophie nous l’enseigne : l’homme est l’être-pour-la-mort, le vivant tire son être de son rapport à la mort.
La fin de la mort entraîne une conséquence politique, déjà à l’oeuvre : la biologisation de la vie collective par l’évaporation des frontières entre vie sociale et vie biologique. Pourquoi ? Parce que la vie, dans sa dimension purement zoologique, sera devenue plus que la seule valeur : le seul absolu. La vie aura vidé le ciel de toutes les valeurs exigeant le sacrifice de l’existence : la patrie, l’idéal politique, autrui, la justice, le Bien. Le fanatisme sanitariste (chasse au tabac, aux aliments gras, à l’obésité, à l’alcool, etc.) qui secoue la société actuelle exprime l’effacement de cette frontière. Il exprime aussi la montée en puissance de la vie au détriment de tout ce qui vaut.
Si cette tendance venait à envahir tout l’espace public, le but de l’existence collective se réduirait à un programme des plus vides : améliorer, perfectionner, et prolonger la vie. La politique se limiterait à gérer la vie biologique (la santé) des individus. Le recueillement de la Toussaint - dernier avatar de ce culte des morts dont chacun sait qu’il est signe d’humanité - nous rappelle que pour rester des hommes nous devons protéger la mort autant que la vie, assumer le défi de notre mortalité. La disparition de la mort serait en effet la vraie mort de l’homme.
Robert Redeker