La stabilisation du front oriental
Si l’on assiste durant l’année 1915 à des offensives allemandes donnant encore la part à la guerre de mouvement sur le front oriental, l’immensité de celui-ci, l’absence de moyens motorisés pour l’époque, empêchent toute bataille d’encerclement décisive. Certes, les armées du Tsar ont subi une série de revers, mais elles se dérobent désormais refusant la confrontation. À la fin de l’année 1915, l’Allemagne - qui se bat depuis le début du conflit dans deux directions continentales différentes – à défaut d’avoir pu emporter la décision, a cependant réussi à stabiliser la situation sur le front Est.
Cette situation est mise à profit par le nouveau commandant en chef de l’Armée allemande, Erich von FALKENHAYN (1861-1922) (1). Celui-ci songe à reprendre l’initiative stratégique mais sur le front occidental cette fois où la situation est, cependant, très différente. La géographie du théâtre d’opération (plus étroit et mieux desservi au plan des communications), la nature des adversaires (une armée franco-britannique de meilleure qualité que l’armée russe), une puissance industrielle dont la mobilisation grandissante substitue à l’affrontement humain une dimension matérielle jusqu’à présent inconnue, et, in fine, le choc des nationalismes français et allemand, aboutissent à un durcissement des fronts. Depuis la fin de l’année 1914, l’échec des tentatives de débordements mutuels a pour conséquence l’enterrement des armées dans des réseaux de tranchées : c’est le début de la guerre de position.
Le choix de la bataille d’attrition
Face à cette situation, et en dépit des batailles aussi meurtrières qu’indécises en Artois et en Champagne, les alliés français et britanniques croient encore en la possibilité d’une percée majeure du front allemand et d’une reprise de la guerre de mouvement. C’est dans cette perspective qu’ils préparent pour l’année 1916 une grande offensive dans la Somme (conférence de Chantilly). FALKENHAYN, lui, adopte une stratégie inverse. Ne recherchant pas la rupture du front adverse, il va surtout essayer de fixer le potentiel ennemi, d’en obtenir la destruction et, avec elle, celle du moral adverse. L’expression – contestée ou non - « saigner à blanc » l’adversaire (2), employée par le général allemand, est restée dans les mémoires pour décrire cette nouvelle bataille que l’État-major allemand prépare dès la fin de l’année 1915, et qui s’inscrit résolument dans une stratégie d’usure.
L’adversaire comme le lieu de la future bataille sont rapidement choisis. Le coup sera porté sur les Français dont la haine de l’Allemagne n’a jamais été aussi forte. Qui plus est, subissant la guerre sur leur sol même depuis plus d’un an, les Français se battront sans aucun esprit de recul. Le lieu de la confrontation sera le secteur de Verdun (3) où la rencontre des deux fronts forment un saillant au nord de la ville. La situation initiale est favorable aux troupes du Kaiser qui peuvent attaquer de trois directions différentes un dispositif français qui s’enfoncent dans les lignes ennemies, mais qui est adossé à la Meuse. Qui plus est, l’artère logistique française consiste en une route étroite et une voie ferrée inadaptée à des flux massifs d’hommes et de matériels. Facteur aggravant, le commandant en chef français, le Général Joseph JOFFRE (1852-1931), tout à sa préparation de l’offensive de la Somme, a opéré un transfert d’unités et d’artillerie qui affaiblit le dispositif français dans ce secteur, notamment les forts de Douaumont, de Vaux et de Souville. Ces derniers constitueront bientôt les abcès de fixation de la bataille qui s’annonce.
Du point de vue tactique allemand, la bataille de Verdun consiste donc en la réduction d’un saillant déterminé comme un point faible dans le front français. Mais d’un point de vue stratégique, FALKENHAYN a voulu laisser dans l’Histoire l’idée que cette réduction n’était qu’un prétexte, et que le véritable objectif était celui de la bataille d’attrition. C’est ici que son expression « saigner à blanc l’armée française » prendrait tout son sens. Quoi qu’il en soit, la bataille qui débute le 21 février 1916 - par les centaines de milliers de morts, de blessés et de disparus qu’elle fera, et par l’acharnement des dix mois de combat qu’elle a représenté - est restée le symbole de la bataille d’usure d’un rare acharnement, et d’une guerre devenue totale. Une guerre décrite jusque dans la littérature comme la négation de l’héroïsme militaire traditionnel au profit de la bataille matérielle. Une guerre où les gains tactiques s’effacent derrière la destruction de l’adversaire en soi (4).
L’opération Gericht
FALKENHAYN lance, donc, l’opération Gericht le 21 février 1916. C’est le début de la bataille de Verdun. 1300 pièces d’artillerie allemande écrasent sous leurs feux les lignes françaises étirées sur une petite vingtaine de kilomètres seulement. C’est le terrible « Trommelfeuer » (5) qui dévaste tout. Des forêts comme des villages entiers disparaissent, ne laissant qu’une terre creusée de profonds cratères que d’aucuns ont comparé à juste titre à un paysage lunaire. Le bombardement d’artillerie est entendu à plus de 100 km à la ronde, et des milliers de soldats français sont tués en quelques minutes. La bataille de Verdun est, en ce sens, restée conforme aux grandes batailles de la Première Guerre mondiale où 3 combattants sur 4 ont péri sous les obus et non dans un combat d’infanterie classique.
L’infanterie allemande se lance à l’assaut derrière le bombardement, mais ce dernier a rendu le terrain difficilement praticable. Trous d’obus, ruines, destruction des infrastructures de communication, se conjuguent pour ralentir la progression d’une armée encore à pied. Contre toute attente, les survivants français livrent des combats désespérés qui parviennent à bloquer l’avance allemande permettant à des premiers renforts d’affluer dès le 24 février. Mais entre temps le Fort de Douaumont est tombé aux mains de l’armée du Kaiser qui ne se trouve plus qu’à 5 km de la ville de Verdun.
C’est le Général Philippe PÉTAIN (1856-1951), commandant la IIe Armée jusqu’à présent tenue en réserve, qui reçoit le commandement du secteur de Verdun le 25 février. D’emblée, il s’attache à en réorganiser la défense. L’artillerie française (6) monte en puissance, et la ligne des forts encore aux mains des Français est sensiblement renforcée. Les troupes qui se battent autour de Verdun sont fréquemment relevées et remplacées par de nouvelles unités. Surtout PÉTAIN comprend rapidement l’importance de la logistique : hommes, munitions, matériels lourds et ravitaillement divers doivent parvenir aux premières lignes de manière rapide et en flux quasi continu. À cette fin, la route d’une soixantaine de kilomètres de mauvaise qualité, qui relie Bar-le-Duc au sud à Verdun au nord revêt une importance particulièrement stratégique. Des milliers de personnes sont réquisitionnées pour empierrer cet axe de communication, qui se transforme en chemin boueux par mauvais temps, et qui est emprunté pendant toute la bataille par près de 3000 camions. Ces derniers roulent jour et nuit sans jamais s’arrêter. En cas de panne, le véhicule est poussé dans le fossé afin de ne pas interrompre le trafic, ce qui permet d’amener chaque semaine sur le front 90 000 hommes et 50 000 tonnes de munitions. Cette route qui entre dans la postérité sous le nom de « Voie sacrée nationale » (7), préfigure en son principe ce que sera le Red ball express américain en 1944.
Privilégiant de la bataille défensive et d’usure, PÉTAIN est cependant remplacé par le Général Robert Georges NIVELLE (1856-1924) au mois d’avril. JOFFRE désire, en effet, une tactique plus offensive qui n’obtiendra malheureusement pas de meilleurs résultats. L’affrontement se développe dans deux secteurs principalement : celui de la commune de Cummières-le-Mort-Homme et de la cote 304 au nord-ouest de Verdun, et celui de Fleury-devant-Douaumont où l’on trouve les principaux forts sur lesquels la bataille se cristallise. Situé au nord-est de Verdun, ce deuxième secteur correspond à la rive droite de la Meuse, tandis que la cote 304 se situe sur la rive gauche. Les Allemands attaquent, en fait, sur les deux rives du fleuve à la fois. Ils parviennent à prendre le Fort de Vaux, début juin, après une attaque au gaz, mais ne parviennent pas à aller au-delà du village de Fleury ni du Fort de Souville. Pris et repris seize fois, Fleury sera le point extrême de la progression allemande, mais entre temps le village aura cessé d’exister. C’est en ces lieux ravagés par des millions d’obus, que l’on compte ces communes disparues qui ne seront plus reconstruites par la suite. Villages devenus fantômes, ils ne sont plus que des toponymes. En juillet, le Fort de Souville situé à trois kilomètres seulement de Verdun est définitivement dégagé. L’offensive allemande sur Verdun a échoué.
Allemands et Français ont fini par concentrer dans le saillant des masses d’hommes considérables de l’ordre d’un demi million de part et d’autre. Le bataille tend donc à s’équilibrer, mais le 1er juillet, l’offensive alliée de la Somme est lancée. Elle correspond aussi à un retour offensif des Russes sur le front oriental. Le dispositif allemand subit donc une tension qui oblige FALKENHAYN à lâcher Verdun. Le commandement allemand perd alors l’initiative stratégique, et doit subir une violente contre-offensive française à l’automne. S’accrochant au Fort de Douaumont, les Allemands subissent à leur tour des bombardements chimiques et le fort est perdu pour eux le 24 octobre. Quelques jours plus tard, le 2 novembre, c’est au tour du Fort de Vaux d’être repris par les Français. À la mi-décembre, les forces allemandes sont ramenées sur leurs lignes de départ du 21 février. La bataille de Verdun est désormais terminée. Sans aucun gain territorial de part et d’autre, elle reste considérée comme une victoire défensive française.
Une victoire et un symbole
Une victoire mais à quel prix ? Le cimetière de Douaumont et son ossuaire impressionnant disent encore de nos jours ce que fut ce suicide européen. 163 000 soldats français tués pour 140 000 Allemands, 216 000 blessés français pour 200 000 Allemands, auxquels il faut ajouter des centaines de milliers de disparus, une autre catégorie de pertes qui dit, à sa manière, la violence de bombardements qui ont complètement pulvérisé les corps. Construit à partir de 1923 et inauguré en 1929, l’ossuaire de Douaumont reste encore aujourd’hui un symbole que l’on ne peut ignorer : celui de l’héroïsme et du courage français auquel a répondu un héroïsme et un courage allemand égal. Les ossements mélangés des uns et des autres, au-delà de la douloureuse question des sépultures impossibles, illustrent on ne peut mieux l’universalité du sacrifice suprême, son absurdité également lorsqu’il atteint une telle ampleur. Pour la France, la bataille de Verdun se confond toujours avec le souvenir de la Première Guerre mondiale.
Au-delà de l’impressionnant ossuaire de Douaumont, les communes de Verdun et des alentours comptent de nombreux cimetières militaires, témoins de l’hécatombe humaine
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Ressources
La "Rosalie" est la baïonnette réglementaire de l’Armée française. Elle accompagne le fusil Lebel modèle 1886 (modifié 1893) et se présente comme une pique et non une lame. Longue (environ 65 cm), elle est cruciforme (d’où son nom) et peut aussi se manier comme une petite épée.