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La construction du Bagdadbahn (1903)
Article mis en ligne le 30 juin 2017
dernière modification le 14 mai 2023

par Nghia NGUYEN

 

La construction d’une ligne de chemin de fer qui devait relier l’Europe centrale au Moyen-Orient en passant par les empires austro-hongrois et ottoman fut un événement politique, stratégique et économique important, qui pesa fortement dans les relations internationales du début du XXe siècle. À ce titre, ce que l’on devait appeler le Bagdadbahn joua un rôle dans les tensions qui menèrent au conflit de 1914.

L’Empire ottoman : un empire sous contrôle

Àl’origine du projet, il y a d’abord la déliquescence de l’Empire ottoman - le « vieil homme malade » - dont le Sultan Abd-ul-Hamid II (1842-1918) est plus que jamais conscient. En dépit d’un jeu diplomatique qui tente d’exploiter au mieux les rivalités européennes, il ne peut empêcher la perte des provinces européennes et balkaniques de son empire. Celui-ci est, par ailleurs, de plus en plus mis sous tutelle économique par la France qui en administre la dette. Désirant moderniser ses immenses territoires, rétablir sa puissance militaire partant sa souveraineté, exploiter ses importantes richesses minières sans pour autant dépendre des puissances européennes, Abd-ul-Hamid se tourne vers l’Allemagne. Cette dernière prend alors de vitesse la Grande-Bretagne.

L’Allemagne a plus d’une raison de s’intéresser de près à l’Empire ottoman. Ce dernier est, en effet, susceptible de lui ouvrir un vaste marché que la jeune puissance industrielle allemande réclame, tout en lui fournissant les matières premières qui lui manquent (minerais et hydrocarbures). Géostratégiquement, le Reich est une puissance continentale enclavée dont les façades maritimes sont étroites et se limitent à la Mer Baltique, la Mer du Nord et, dans une mesure encore moindre, à la Méditerranée par le biais de l’Empire austro-hongrois. Une alliance avec la Sublime Porte ouvrirait à l’Allemagne le Golfe Persique et l’Océan indien… Le monde des affaires et les lobbies industriels allemands réclamaient depuis longtemps cette ouverture vers l’Orient, mais c’est un changement profond de politique qui va surtout rendre possible l’alliance avec le Sultan Abd-ul-Hamid, partant la construction de cette ligne ferroviaire stratégique que fut le Berlin-Constantinople-Bagdad (1).

Guillaume II et la Weltpolitik

Parvenu au pouvoir en 1888, le jeune Kaiser Guillaume II de Hohenzollern (1859-1941) donne une nouvelle orientation à la diplomatie allemande, abandonnant une Realpolitik européenne dont l’objectif était l’isolement de la France pour une Weltpolitik désormais expansionniste, colonialiste, s’appuyant sur effort naval de grande ampleur. Dans cette perspective, le rapprochement avec l’Empire ottoman prend tout son sens pour un Reich qui entre tardivement dans la course aux colonies. La montée de l’influence allemande au Moyen-Orient était de nature à déséquilibrer une sphère jusqu’à présent traditionnellement franco-britannique. Elle introduisait plus nettement l’Allemagne en Méditerranée, menaçait le Canal de Suez et coupait les possessions coloniales britanniques entre l’Afrique et l’Inde. Une percée allemande dans le Golfe Persique - avec l’établissement à terme de bases navales le long de la Route des Indes - ne pouvait évidemment laisser la Grande-Bretagne indifférente. Le renvoi du Chancelier Otto von BISMARCK (1815-1898) par Guillaume II, en 1890, marquait ce changement radical de politique étrangère.

Les deux visites que le Kaiser effectue auprès du Sultan en 1889 et 1898 s’inscrivent donc dans un renforcement des liens entre les deux empires. Si les demandes en conseillers militaires allemands formulées par le Sultan remontent à 1878 - au lendemain de la guerre désastreuse contre la Russie -, ce sont effectivement des officiers allemands qui désormais prennent très sérieusement en main la formation de l’État-major et de l’armée ottomane : le Général Colmar von der GOLTZ (1843-1916) dès 1883 et le Général Otto Liman von SANDERS (1855-1929). Ce dernier commandera les troupes ottomanes durant la Première Guerre mondiale, notamment aux Dardanelles. Aux intérêts économiques mutuels à développer, se pose aussi rapidement la question d’une liaison stratégique entre l’Allemagne et l’Empire ottoman en cas de conflit contre la Triple Entente (France, Grande-Bretagne et Russie).

Le BBB : un projet stratégique inabouti

Les négociations qui donnent naissance au chemin de fer Bagdadbahn aboutissent le 5 mars 1903. Elles donnent aux sociétés allemandes Krupp AG, Borsig, Hanomag, et Henschell pour les principales, l’exploitation de plusieurs centaines de kilomètres de réseau ferroviaire. Ces sociétés industrielles obtiennent également la possibilité d’exploiter les mines situées à proximité des chantiers de construction. Le chantier débute le 27 juillet suivant et avance d’emblée rapidement en dépit de l’opposition britannique qui joue des difficultés financières à réaliser de tels travaux. La construction du Bagdadbahn a pu employer jusqu’à 35 000 travailleurs, perçant une quarantaine de tunnels. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne est quasiment convaincue de pouvoir achever la ligne très prochainement.

Le Bagdadbahn consacre la suprématie économique allemande dans l’Empire ottoman. Sa portée stratégique aurait été immense sans la guerre qui en interrompit les travaux. Il aurait permis à l’Allemagne d’accéder aux gisements d’hydrocarbures du Moyen-Orient ainsi qu’à l’Océan Indien, tout en empêchant la Grande-Bretagne de réunir ses grands ensembles coloniaux. Le BBB a incontestablement envenimé les relations entre celle-ci et le Reich de Guillaume II. Il reste emblématique de cette Weltpolitik qui a, en retour, accéléré l’alliance franco-britannique. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le tracé du Bagdadbahn est partagé entre les différentes possessions britanniques et françaises, ainsi que la Turquie moderne qui naît sur les ruines de l’Empire ottoman.

  1. Aussi appelé BBB pour Berlin-Byzance-Bagdad.

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