La première guerre israélo-arabe est la guerre d’indépendance qui fonde l’État d’Israël. Elle débute officiellement avec la déclaration d’indépendance de l’État hébreu - le 14 mai 1948 -, et s’achève par une série d’armistices de février à juillet 1949. Le nouvel État naît dans la guerre, et cette première guerre de son histoire fut aussi la plus longue.
Trois phases entrecoupées de deux trêves sont distinguées dans l’affrontement. Du 14 mai au 11 juin 1948, les Israéliens sont attaqués sur trois fronts principaux au nord (front de Galilée), au centre (fronts de Samarie/Judée) et au sud (front du Néguev). La première phase est la plus cruciale. Les Israéliens résistent aux offensives arabes en tentant de maintenir l’intégrité d’un petit territoire. Jérusalem qui abrite une communauté juive importante est particulièrement menacée. La deuxième phase est plus courte. Appelée guerre des Dix jours, elle coure dans l’entre-deux trêves (été 1948) et voit les Israéliens reprendrent le dessus sur les forces arabes. Alors qu’ils parviennent à stopper l’élan arabe au nord et au centre, les Israéliens se retournent au sud contre l’Égypte à partir d’octobre 1948. La défaite égyptienne au cours de cette troisième phase marque la fin des combats. À défaut d’installer la paix, une succession d’armistices entre février et juillet 1949 fixe les premières frontières du nouvel État hébreu.
La Palestine : état des lieux
La Palestine est une région qui correspondait à une province de l’Empire ottoman et qui n’a jamais constitué en soi un État. Les populations arabes qui y vivent à la veille du conflit n’ont d’ailleurs pas d’autres identités que celles de leurs tribus et clans (1). Avec elles coexistent 800 000 Juifs qui constituent le Yishouv c’est-à-dire la communauté juive avant la naissance d’Israël. Une partie minoritaire de ces Juifs a toujours résidé en ces lieux qui correspondent à leur terre ancestrale mais avec le statut de dhimmi. Une autre partie, la plus importante, est issue d’une immigration qui s’est accélérée à partir du XIXe siècle et au début du XXe siècle sous l’impulsion du mouvement sioniste (2). Avec la fin de la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman, la Palestine est placée sous mandat britannique au même titre que la Transjordanie dont elle est détachée (3). Ce mandat touche à sa fin au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui pose l’avenir immédiat de la Palestine.
En 1947, la région est déjà en proie à la violence entre Juifs et Arabes. Une violence qui n’est, pourtant, pas récente ni nouvelle comme l’a montré l’historien Georges BENSOUSSAN (4). Depuis des siècles, le Yishouv est soumis à des persécutions et des massacres particulièrement atroces sans que les autorités musulmanes parviennent à le protéger efficacement ni durablement. À la veille du conflit 100 000 soldats britanniques sont sur place pour assurer le maintien de l’ordre, mais ils sont sur le départ et pressés de s’extraire d’une situation qui désormais leur échappe.
Le plan de partage de 1947 : le premier échec de l’ONU
En remettant son mandat à l’ONU, la Grande-Bretagne fait de cette dernière la responsable souveraine de facto de la Palestine. Par la résolution 181 du 29 novembre 1947, l’ONU partage la région en deux États : un État juif et un État arabe. La ville de Jérusalem est placée sous contrôle international (5). La cartographie du plan onusien montre cependant deux territoires dont l’enchevêtrement reflète la complexité de la situation des populations juives et arabes. Plusieurs parties des deux États sont enclavées ce qui questionne leur viabilité politique, économique et sécuritaire. Dans la continuité du refus des populations arabes de voir s’accroître la population juive dans la région, les pays de la récente Ligue arabe (créée le 22 mars 1945) rejettent ce plan ainsi que toute idée d’un « foyer national juif », et c’est désormais la politique du fait accompli qui prend le pas.
Alors que les populations juive et arabes sont étroitement imbriquées dans de nombreuses localités, une course contre la montre s’engage pour le contrôle des terres au fur et à mesure du retrait britannique. À partir de décembre 1947, la situation de la région est déjà celle d’une véritable guerre au sein d’un territoire non défini et sans États encore reconnus. À partir du Liban et de la Syrie, une Armée de Libération Arabe (ALA) composée de 8000 hommes se lance à l’assaut des kibboutzim de la Galilée (6). Au centre, dans les environs de Jérusalem opère une Armée du Djihad de 2000 fedayin (7) levée par le Grand Mufti de Jérusalem, Mohammed Amine EL-HUSSEÏNI (1895-1974). Très vite les combats se concentrent sur le contrôle des axes routiers. Si la position de la population juive reste globalement centrale, de nombreuses communautés du Yishouv sont dispersées et isolées à commencer par la plus importante : celle de Jérusalem (100 000 personnes). Ces communautés sont immédiatement menacées par les irréguliers arabes qui tentent d’en prendre le contrôle ou de les asphyxier en les privant de tout ravitaillement.
De la guérilla à la guerre
L’ALA et l’Armée du Djihad ont pour mission d’affaiblir le Yishouv et de préparer l’intervention des armées de la Ligue arabe qui s’apprêtent à entrer en guerre. C’est donc face à une véritable guérilla qui attaque systématiquement leurs vilages et leurs convois que les Juifs doivent s’organiser sous l’impulsion du président de l’Agence juive : David BEN GOURION (1886-1973). Pour ce dernier, l’urgence est de défendre tous les kibboutzim sans céder le moindre terrain. Les forces juives sont constituées de plusieurs entités dont la Haganah est le noyau principal. Rassemblement de milices d’autodéfense paramilitaires à l’origine - contrôlée par l’Agence juive -, la Haganah se présente de plus en plus comme l’armée régulière du Yishouv (8). En le confirmant, l’ordonnance du 26 mai 1948 apparaît comme l’acte de naissance de l’actuelle Tsahal. Aux côtés de la Haganah figurent deux autres organisations qui en émanent : l’Irgoun et le LEHI. Plus extrémistes et plus brutales, elles rejettent toute politique de modération et de conciliation à l’égard des Arabes comme des autorités britanniques. Elles répondent aux massacres arabes par le terrorisme et commettent, elels aussi, assassinats et crimes de guerre.
Pour les Juifs la bataille des routes est une question de survie, notamment pour ceux encerclés dans Jérusalem. Si les fedayin d’El HUSSEÏNI sont rapidement décimés, l’ALA parvient à tenir le saillant de Latroun qui commande la route entre Tel Aviv et Jérusalem. Si la situation reste précaire pour les Israéliens, les Palestiniens n’ont pas l’avantage et sont sur le point de s’effondrer. C’est dans ce contexte et face au refus de la Ligue arabe de reconnaître le plan de l’ONU que BEN GOURION proclame la création de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Aboutissement de l’idée sioniste qui désire donner un « foyer national » aux Juifs, cette proclamation déclenche immédiatement la guerre avec la Ligue arabe.
Cinq États arabes entrent simultanément en guerre contre Israël : l’Égypte, la Jordanie, le Liban, la Syrie et l’Irak. Le rapport de force théorique penche en leur faveur avec une force globale de 55 000 hommes auxquels viennent s’ajouter de nombreux volontaires en provenance d’Arabie Saoudite, du Yémen, du Soudan et du Pakistan. Alors que les débris de l’ALA et de l’Armée du Djihad sont incorporés dans les forces libanaises, irakiennes et jordaniennes qui attaquent au nord et au centre, l’Égypte attaque par le sud. Des milliers de combattants arabo-musulmans irréguliers se joignent à ces forces régulières dont de nombreux Palestiniens et un contingent de Frères musulmans qui appuie l’offensive égyptienne dans le Néguev. Avec l’Égypte, la Jordanie apparaît comme la menace la plus dangereuse pour les Israéliens. L’armée du roi Abdallah Ier – la Légion arabe - est de loin la force la plus moderne et la mieux organisée. Calquée sur le modèle de l’armée britannique, elle en récupère de nombreux matériels mécanisés mais aussi des officiers pour son encadrement. Surtout, la Légion du roi Abdallah est positionnée à proximité de Jérusalem. Cependant, les forces de la Ligue arabe sont très hétérogènes et ne sont pas coordonnées. À l’absence d’un véritable plan stratégique d’ensemble s’ajoute une combativité et un moral très inégaux. Hormis la prise des kibboutzim de Malkyia et Kadesh, les 3000 combattants libanais resteront quasiment l’arme au pied.
C’est essentiellement Jérusalem et le saillant de Latroun - qui en commande l’accès depuis Tel Aviv (9) - qui vont concentrer les combats les plus violents. La Légion arabe parvient à prendre la Vieille Ville de Jérusalem dont l’enjeu est particulièrement symbolique pour les belligérants. Elle assiège ensuite les quartiers ouest dans lesquels les Juifs résistent désespérément. Pendant ce temps, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de la Ville sainte, les Israéliens tentent de prendre à plusieurs reprises le carrefour stratégique de Latroun qui permet le ravitaillement de Jérusalem. Jusqu’à la fin de la guerre ils y livrent cinq batailles, en vain, contre les Jordaniens (10). Finalement, c’est la construction d’une véritable route parallèle au sud du saillant – appelée « route de Birmanie » en référence à la route que les alliés ont tracé durant la Deuxième Guerre mondiale à travers la jungle birmane pour désenclaver le sud de la Chine - qui va permettre de sauver les Juifs de Jérusalem.
Tsahal en gestation
En dépit de cet échec, les forces israéliennes gardent l’avantage. Le rapport de force reste finalement assez équilibré sur le terrain. Plus homogènes et mieux organisées, les forces de BEN GOURION bénéficient d’une position centrale qui leur permet de se concentrer rapidement et de basculer d’une direction à une autre, alors que les Arabes attaquent de plusieurs directions à la fois. L’état-major israélien est, surtout, centralisé et de bien meilleure qualité. Il parvient ainsi à coordonner efficacement les opérations sur les différents fronts, mettant en échec les armées arabes les unes après les autres.
Les Israéliens entrent en guerre avec 48 000 hommes dont la plus grande partie (32 000) est assignée à la défense des villes et des kibboutzim. À cette partie statique de l’armée s’ajoute une autre partie plus mobile dont la vocation est d’être affectée selon l’urgence de la situation à tel ou tel front. C’est dans cette deuxième partie de la Haganah que se trouve la redoutable PALMAH. S’y agrègent le Mahal c’est-à-dire 3500 volontaires étrangers composé de partisans de la cause sioniste mais aussi de mercenaires. Le Mahal est d’autant plus précieux qu’il va fournir les 110 premiers pilotes qui forment d’emblée l’embryon de l’Armée de l’Air israélienne ainsi que de nombreux vétérans du conflit mondial (11). Ces derniers amènent avec eux des savoir-faire indispensables ainsi qu’une expérience du feu tout aussi inestimable. Surtout, l’effectif initial de la Haganah va sensiblement augmenter en quelques mois. Des dizaines de milliers de Juifs venus des camps de réfugiés chypriotes débarquent en Palestine et sont aussitôt incorporés dans les forces. Au coeur de l’été 1948, la Haganah compte déjà 60 000 hommes. Ils seront plus de 90 000 au mois d’octobre suivant.
Abordant le conflit dans une situation matérielle critique, la Haganah/Tsahal monte très rapidement en puissance. Mettant à profit les deux trêves de l’année 1948 (11 juin-8 juillet et 18 juillet-15 octobre) elle se réorganise alors qu’armements et munitions affluent d’Europe occidentale mais aussi du bloc de l’Est. Alors que les tensions liées à la Guerre froide se durcissent en Europe (12), STALINE cherche non seulement à contrecarrer l’influence britannique au Proche-Orient mais à soutenir également l’inspiration socialiste du mouvement sioniste. C’est donc par la Tchécoslovaquie que du matériel de guerre soviétique parvient opportunément aux Israéliens. Ce matériel monte en gamme avec l’arrivée des premiers blindés et des premiers avions. Ce sont notamment des Messerschmitt BF 109 de fabrication tchèque (version G, Mezec Avia S-199) qui vont permettre, avec des Supermarine Spitfire et des P-51 Mustang, la constitution de la première aviation de combat israélienne. Dans le même temps, la Haganah met également sur pied ses deux premières brigades mécanisées dès juillet 1948.
Il n’en demeure pas moins qu’elle reste une armée de bric et de broc, sans aucune standardisation, avec un matériel d’origine très diverse, issu des arsenaux et stocks de la Deuxième Guerre mondiale. Face à ce cauchemar logistique, c’est toute une nation qui soutient l’effort de guerre. Villes juives comme kibboutzim deviennent de véritables ateliers de fabrication et de réparation d’armements. Cette situation expliquera sur le long terme la volonté du futur État israélien de développer une véritable base de défense industrielle et technologique nationale.
Indépendamment de la pression militaire arabe, le vrai problème de la Haganah demeure cependant l’affirmation de son contrôle sur l’Irgoun et le LEHI. Les deux organisations conduisent la guerre indépendamment du commandement de l’armée régulière, de manière souvent contre-productive et l’autorité de BEN GOURION en est affectée. Les tensions avec l’Irgoun - dirigée par Menahem BEGIN (1913-1992) - culminent avec l’affaire du cargo Altalena. Contournant l’embargo onusien sur les armes, l’Irgoun parvient à faire passer en contrebande une cargaison d’armes et de munitions à bord de l’Altalena. Une cargaison dont l’échec du partage avec la Haganah déclenche une attaque de celle-ci les 21/22 juin 1948. Combattants de la Haganah et de l’Irgoun s’affrontent. Il y a des morts des deux côtés et le cargo est finalement coulé par l’artillerie de la Haganah.
Volonté de putsch et guerre intérieure au camp israélien menacent lorsqu’éclate la crise finale trois mois plus tard. Alors que l’ONU tente d’imposer désespérément un plan de paix général, le LEHI assassine ses deux médiateurs, le Comte Folke BERNADOTTE et le colonel André SÉROT, le 17 septembre 1948. Ce double assassinat soulève une condamnation internationale et donne à BEN GOURION l’occasion de se débarrasser de l’Irgoun et du LEHI. De nombreuses arrestations frappent le LEHI, et l’organisation est dissoute ainsi que l’Irgoun. Leurs membres sont directement intégrés dans la Haganah.
Combattants israéliens en défense du quartier de Katamon (Gonen en hébreu) le 1er mai 1948. On remarquera l’origine britannique des tenues et de l’équipement. Katamon est le quartier situé au centre-sud de Jérusalem où le Comte Folke BERNADOTTE et le colonel André SEROT furent assassinés (source - National photo collection of Israel)
La victoire israélienne
Surmontant cette crise intérieure, la Haganah continue de se forger dans le feu de la guerre. Le conflit voit les premiers engagements aériens et navals de son histoire tout en demeurant une guerre de désenclavement des communautés juives dispersées sur toute la Palestine. Les affrontements sont essentiellement des combats d’infanterie mettant aux prises des groupes de quelques centaines de combattants sur une faible étendue géographique. Des pertes humaines de l’ordre de plusieurs dizaines de morts sont considérées comme de lourdes pertes eu égard à la faiblesse démographique israélienne et à celle des effectifs militaires engagés de part et d’autre.
C’est à partir de l’été 1948, avec la guerre des Dix jours, que les Israéliens prennent l’avantage sur les forces arabes. L’élan de ces dernières est brisé en Galilée et l’axe Tel Aviv/Jérusalem, au centre, est désormais assuré avec la « route de Birmanie ». Lorsque s’achève la deuxième trêve, le 15 octobre 1948, les forces israéliennes peuvent désormais se concentrer contre l’Égypte au sud, dans le désert du Néguev. La déroute égyptienne se confirme fin décembre mais elle est à deux doigts de faire entrer la Grande-Bretagne - alors liée par un accord de défense à l’Égypte - dans le conflit. Ayant commencé à progresser dans le Sinaï, les Israéliens doivent faire demi-tour sous la pression de Londres, mais leurs unités s’arrêtent à la frontière de la bande de Gaza fermant ce territoire qui reste sous administration égyptienne. C’est au cours de cette dernière phase du conflit qu’ont lieu plusieurs combats aériens entre la RAF et la toute jeune armée de l’Air israélienne. Combats au cours desquels 6 appareils anglais sont abattus.
En janvier 1949, les armes ont tranché. L’Égypte demande un cessez-le-feu dès le 24 février 1949, le Liban le 23 mars, la Jordanie le 4 avril, la Syrie le 20 juillet. Ce ne sont que des armistices, nullement des traités de paix. L’Arabie Saoudite, l’Irak, le Yémen et le Soudan ne signent aucun cessez-le-feu mais leur impuissance ou leur éloignement géographique empêche toute reprise des combats. La braise des guerres futures n’est nullement éteinte mais les belligérants sont épuisés. Les pertes arabes sont estimées à 15 000 morts alors qu’Israël a perdu 5700 combattants mais s’est imposé victorieusement. Non seulement Israël a conservé les limites de ce que lui accordait le plan de 1947, mais il a aussi conquis la moitié de l’État arabe que prévoyait le même plan. Cela correspond à 78% de la Palestine mandataire. Le nouvel État hébreu y a gagné une continuité territoriale ainsi qu’une homogénéité nationale que permet l’exode massif des populations palestiniennes. Dans de nombreux endroits, la guerre a mis fin à la coexistence entre les deux populations. Crimes de guerre, destructions et combats, choix de l’exil poussent 720 000 Palestiniens sur les chemins de l’exode. S’installant en périphérie du nouvel État, dans des camps de réfugiés, les Palestiniens appellent désormais cet épisode la Nakba (la « catastrophe »).
Interprétation d’une victoire : une lutte existentielle ?
La naissance de l’État hébreu est un véritable séisme géopolitique qui bouleverse, encore de nos jours, les équilibres du Moyen-Orient et du Monde. Au lendemain de ce premier conflit 600 000 Juifs, chassés du monde arabe, viennent trouver refuge en Israël. Ils remplacent la population palestinienne et renforcent démographiquement le nouvel État.
Comme toutes les guerres d’indépendance, celle qui a opposé les Israéliens aux Arabes en 1948-1949 est fondatrice. Elle l’est à plus d’un titre : aux plans géopolitique, politique, militaire… C’est cependant l’état d’esprit dans lequel se battirent les Israéliens qui va donner à cette guerre, comme aux suivantes, une dimension idéologique particulière. Le conflit est ainsi présenté par les Juifs comme une guerre existentielle dont l’issue pouvait aboutir à leur disparition. Il le fut dans son essence politique à partir du moment où les pays arabes n’acceptaient pas le principe même de l’existence d’Israël.
Les historiens ont cependant montré – et si l’on met de côté le Grand Mufti de Jérusalem - qu’il n’y avait pas de volonté arabe d’éliminer physiquement l’ensemble de la population juive de Palestine. L’objectif de l’offensive arabe de mai 1948 était avant tout de reprendre le territoire du Yishouv et d’acculer celui-ci dos à la mer sur une mince bande de territoire. Quand bien même cette volonté d’élimination aurait-elle été présente, les Arabes n’avaient non seulement pas les moyens de la mettre en pratique, mais le rapport des forces militaires au plan numérique – sans même parler de la qualité de l’armée israélienne – les en aurait empêchés. En mai 1948, la supériorité de la puissance militaire arabe était surtout théorique avant de décliner rapidement alors que dans le même temps la Haganah gagnait en volume et en qualité.
Comment alors expliquer la persistance de l’idée selon laquelle cette première guerre israélo-arabe fut existentielle pour l’État hébreu ? La géopolitique du conflit fournit une première indication avec une carte de la confrontation qui fut celle d’un encerclement pour ne pas dire d’un siège. Attaqué de trois directions différentes et se battant dos à la mer sur un espace plus petit que la Belgique, sans aucune pofondeur stratégique, l’État hébreu n’aurait jamais existé en cas de défaite. Cependant, c’est le traumatisme universel provoqué par la révélation du génocide nazi au monde entier, ainsi que la présence dans les rangs de la Haganah de survivants de ce génocide, qui exacerbent la perception israélienne de cette guerre d’indépendance. Après des siècles de pogroms et alors que l’idée sioniste arrivait à maturité, pouvait-il en être autrement pour le peuple de la Shoah ?
La Shoah justifie-t-elle la création d’Israël ?
Alors que les contempteurs des Etats-Unis aiment à dire que ces derniers n’ont pas d’histoire du fait de leur jeune existence à l’échelle historique, Israël est une création géopolitique contemporaine encore plus récente dont il ne viendrait à l’esprit de personne de remettre en cause une histoire trimillénaire qui a fécondé l’Humanité de manière exceptionnelle. À commencer par les antisémites et judéophobes eux-mêmes dont la haine s’alimente directement sur ce passé (13). Car le peuple juif c’est également l’histoire d’une haine polymorphe qui a engendré d’innombrables persécutions dont le génocide perpétré entre 1941 et 1944 reste le point d’orgue. Loin d’être le seul génocide de l’Histoire, la Shoah n’en conserve pas moins une unicité eu égard à l’ancienneté historique du peuple visé, la haine plurimillénaire qui le poursuit et les modalités si spécifiques de son extermination durant la Deuxième Guerre mondiale.
Cette Histoire est l’arrière-plan indissociable d’une situation géopolitique qui explique le sentiment obsidionnal de la société israélienne encore de nos jours. Aujourd’hui, Israël reste un petit pays d’à peine 22 145 km2 peuplé de 9,5 millions d’habitants soit une superficie et une population inférieures à celles de la Belgique. S’il a su faire la paix avec certains pays arabes (Égypte et Jordanie) et continue de rechercher l’apaisement avec d’autres (accords d’Abraham en 2020 avec les EAU, Bahreïn et le Maroc), Israël continue de vivre dans un environnement singulièrement hostile avec des ennemis étatiques comme non étatiques qui revendiquent ni plus ni moins son effacement de la carte voire l’élimination de tous les Juifs comme l’a prouvée la tuerie génocidaire du samedi 7 octobre 2023 commise par les Palestiniens du Hamas.
Dans ce contexte comment mettre en perspective la Shoah par rapport à la création de l’État hébreu ? Est-elle indissociable de l’identité juive post-indépendance ? Joue-t-elle un rôle particulier et Israël en a-t-il vraiment besoin pour justifier son existence ? Dans l’affirmative comment alors combattre les efforts négationnistes à vouloir défaire ce qui est présenté comme un socle fondateur ? Comment empêcher aussi l’utilisation par les ennemis d’Israël d’une Shoah inversée ? L’échec militaire a, en effet, poussé les Palestiniens à construire une identité en miroir à celle d’Israël ; une identité dont le récit situe la Nakba sur le même plan que la Shoah faisant des Palestiniens les victimes historiques du Sionisme. Alors qu’idéologues et politiciens établissent une analogie plus ou moins consciente entre les images des camps de réfugiés, celles de la bande de Gaza et les ghettos polonais des années 1940, le mouvement Free Palestine achève d’assimiler le Sionisme au National-Socialisme à l’échelle mondiale. Partant, le mouvement inverse le sens du génocide dans lequel les Juifs ne seraient plus les victimes mais les bourreaux. De l’indigénisme au décolonialisme en passant par l’islamogauchisme, les luttes intersectionnelles portées par l’idéologie woke finissent de brouiller la compréhension de ce que fut l’Histoire véritable.
En fait, la Shoah n’explique pas la création de l’État d’Israël en tant que tel. Conjoncturellement elle a, certes, provoqué une empathie universelle pour le peuple juif au lendemain de la guerre mondiale au moment où celui-ci devait affronter seul le monde arabe. Cependant c’est oublier que le projet sioniste est chronologiquement bien antérieur au génocide. Faire de la Shoah le socle fondateur de la création de l’État hébreu c’est surtout commettre un contresens à l’endroit du contexte historique et de la pensée du fondateur du Sionisme, Theodor HERZL (1860-1904), qui - redoutant à terme une extermination des Juifs d’Europe - voulait leur donner le plus rapidement possible un État protecteur (14). Or, la Shoah a déjà eu lieu au moment où cet État naît dans les souffrances et les tragédies du conflit de 1948-1949. Ce que HERZL voulait justement éviter à son peuple s’est non seulement produit, mais c’est au moment où le Sionisme réclame les masses des populations juives européennes (nombreuses au XIXe siècle) pour construire le nouvel État qu’il ne dispose que des débris d’un peuple anéanti par les Nazis. En réalisant les pires craintes de HERZL et en compromettant démographiquement la création d’un État juif, la Shoah signifie surtout l’échec du projet sioniste initial.
Militaires israéliens levant le drapeau national le 8 juin 1948 (source - AFP)
_______________
Bibliographie
Femmes juives à l’entraînement dans le kibboutz de Mishmar Ha’Emek (1947)