Deux blindés américains M60A3 en Allemagne durant l’exercice Reforger 85 (1)
La défense américaine de l’Europe
L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) naît du traité de Washington du 4 avril 1949. Alors que la rivalité entre les Etats-Unis et l’URSS s’impose plus que jamais comme le nouveau paradigme des relations internationales, l’OTAN s’affirme d’emblée comme une alliance politique et militaire tournée contre l’URSS et chargée d’assurer la défense de ses États membres, essentiellement européens. À l’origine l’Alliance atlantique se veut strictement défensive face à une Armée rouge menaçante et installée au coeur de l’Europe centrale. Ainsi, l’article 5 du traité stipule qu’une agression armée contre l’un de ses membres entraînerait une riposte militaire de l’ensemble de l’organisation dans un cadre de légitime défense. Cet article 5 est au coeur du pacte atlantique dont il constitue à la fois le ciment et la clé de voute stratégique.
Pendant quarante ans l’OTAN va assurer la défense de l’Europe occidentale face à l’alliance militaire rivale du Pacte de Varsovie. S’intégrant dans l’environnement de sécurité collective mis en place par les Etats-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’OTAN permet une consultation et une coopération permanentes entre les États membres sur les questions de défense. Elle ne dispose pas d’armée en tant que telle mais est davantage un état-major multinational constitué de plusieurs grands commandements intégrés. Depuis des décennies l’OTAN développe une remarquable interopérabilité opérationnelle interalliée ; aujourd’hui inégalée pour une organisation de cette taille.
Cependant bien plus qu’une alliance militaire classique, l’OTAN est également une alliance politique dont la vocation est de promouvoir la sécurité collective au nom des valeurs de la démocratie libérale. Si la France gaullienne - désireuse de conserver une pleine souveraineté fondée sur l’émergence d’une dissuasion nucléaire - s’émancipe du commandement militaire intégré de l’OTAN le 10 mars 1966, elle n’en reste pas moins dans la structure politique de l’alliance. Ce faisant, elle signifie son attachement au camp occidental nonobstant la forte influence d’une gauche marxiste sur sa scène politique intérieure.
L’alliance atlantique reste, en effet, une organisation dominée par les Etats-Unis. Ces derniers constituent la force militaire prépondérante et incontournable sans laquelle l’OTAN ne pourrait véritablement exister. De sa création jusqu’à la chute du Rideau de fer, l’organisation se confond ainsi avec le « parapluie nucléaire » américain et un lien transatlantique qui finit par se substituer à l’idée même d’une défense proprement européenne. Protégés par une superpuissance extra-européenne, les pays européens membres de l’organisation renoncent, en fait, à bâtir une défense commune et souveraine. L’intérêt est évident à ne pas avoir à assumer un important effort budgétaire. Ce dernier, délégué aux Américains, permet à partir des Trente Glorieuses - et au-delà - de se concentrer sur la reconstruction économique et de s’installer dans un certain confort. Par conséquent, ce sont les procédures opérationnelles comme les normes américaines qui désormais s’imposent aux armées européennes avec, pour conséquence, une asphyxie des industries de défense du Vieux continent. À l’exception de la France - qui n’est cependant plus qu’une puissance secondaire - la perte d’autonomie est stratégique.
La fin de la Guerre froide et les mutations de l’OTAN
Avec la fin de la Guerre froide et la dissolution du Pacte de Varsovie (juillet 1991), la menace justifiant la création de l’OTAN disparaît, obligeant l’Alliance à s’adapter au nouvel ordre international. Celui-ci, profondément transformé par l’implosion et la disparition de l’URSS (décembre 1991), voit l’émergence de menaces dont les natures sont très différentes de celles nées de l’ancienne logique d’affrontement de blocs voire d’affrontements interétatiques classiques : hybridation des menaces, guerres asymétriques de basse intensité, conflits transnationaux... Les lourds dispositifs élaborés dans la perspective d’un conflit de haute intensité en centre Europe laissent désormais la place à des forces de réaction rapides, modulaires, projetables, bien plus souples d’emploi mais beaucoup moins nombreuses. Les brigades ont remplacé les lourdes divisions et les missions se sont étendues à l’Asie centrale, à l’Afrique et au Moyen-Orient. En France, la conscription est suspendue dans les années 1990 et le format des forces armées se réduit sensiblement.
De fait, avec la multiplication des crises - dont certaines plongent directement leurs racines dans les confrontations de la Guerre froide -, c’est la nature même de l’OTAN qui est profondément questionnée. L’émergence au grand jour d’un djihadisme international avec les attentats du 11 septembre 2001 amène l’Alliance atlantique à se projeter sur la longue durée en Asie centrale, en Afghanistan et au-delà (zone AFPAK). Des partenariats sont conduits dans le monde entier avec des États associés qui, sans faire partie de l’Alliance, en élargissent sensiblement le cadre d’action (2). Surtout, l’OTAN sort du paradigme d’une alliance atlantique purement défensive, et commence à mener des opérations offensives au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011.
Cette dernière évolution n’est pas sans conséquence car elle alimente une profonde méfiance de la Russie envers l’Alliance au-delà de la fin de la Guerre froide et de la rancœur historique liée à la défaite de l’URSS. Moscou continue, en effet, de percevoir l’OTAN comme l’émanation de la puissance et de l’influence étatsuniennes. Une puissance d’autant plus insupportable qu’elle fait désormais irruption dans son « proche étranger » à la faveur des bouleversements géopolitiques nés de la chute du Rideau de fer. L’adhésion à l’Union européenne (UE) de nombreux anciens États satellites de l’ex-URSS s’est, en effet, souvent accompagnée d’une adhésion à l’OTAN pour des raisons de méfiance historique envers la Russie comme en rejet à la dictature et à la terreur de l’époque communiste. La crise estonienne (2007) comme l’utilisation par Moscou des mouvements sécessionnistes en Géorgie (2008) et, surtout, en Ukraine (2014) s’inscrivent dans une opposition durable de la Russie à une proximité de l’OTAN de ses frontières nonobstant des tentatives de rapprochement et d’apaisement avec cette dernière (3).
De la défense de l’Europe à la défense européenne
La fin de la Guerre froide constitue donc la grande rupture dans l’histoire de l’OTAN. Avec la disparition de l’URSS et les bouleversements géopolitiques induits, s’installe l’idée selon laquelle les grands affrontements conventionnels interétatiques au coeur de l’Europe appartiennent désormais au passé. Commence à se poser la question d’une réforme de l’OTAN et, dans ce contexte, d’aucuns prédisent que l’Alliance ne s’en relèvera pas ; qu’elle est condamnée à disparaître à terme. En effet, une alliance a, par définition, besoin d’un ennemi stratégique pour exister.
Pourtant, l’organisation atlantique va continuer à perdurer. Elle accompagne l’émergence de l’Union européenne et celle d’une défense européenne avec qui elle a en commun 22 États membres. Ces derniers sont cependant divisés entre ceux qui font confiance aux États-Unis et veulent privilégier l’OTAN (États scandinaves et d’Europe centrale), et ceux qui désirent construire une défense européenne souveraine plus distante vis-à-vis de Washington. La Grande-Bretagne qui n’a jamais soutenue l’idée d’une défense européenne - nonobstant les accords de Lancaster House (2010) - en affaiblit davantage la réalité avec sa sortie de l’UE en 2021 (BREXIT). En effet, la Grande-Bretagne et la France figurent, encore aujourd’hui, comme les deux seules puissances militaires réelles en Europe occidentale.
La France, quant à elle, garde une position originale. Historiquement critique vis-à-vis d’un alignement sur les États-Unis et souhaitant une véritable autonomie stratégique européenne, elle est devenue un partenaire militaire de premier plan pour Washington. Depuis 1966, les forces armées françaises n’ont cessé de collaborer avec l’OTAN atteignant un degré d’interopérabilité particulièrement poussé. C’est avec le Président François MITTERRAND (1916-1996) - à l’occasion de la première Guerre du Golfe (1990-1991) et des guerres de l’ex-Yougoslavie (1991-2001) - qu’une première tentative de réintégration dans le commandement militaire de l’OTAN est envisagée. La tentative est renouvelée avec le Président Jacques CHIRAC (1932-2019) mais elle échoue sur le refus des Etats-Unis d’attribuer à la France un commandement majeur (4).
Finalement, c’est le Président Nicolas SARKOZY (1955-) qui, en avril 2009, décide du retour de la France au sein du commandement militaire de l’Alliance. Ce retour a sa logique. Engagés sous commandement OTAN en Afghanistan, les militaires français étaient jusqu’à présent exclus des décisions prises au sein de celle-ci. Les états-majors français sont donc réintégrés dans la planification opérationnelle de l’organisation atlantique, et deux commandements importants sont désormais assurés par des officiers généraux français : Norfolk et Lisbonne. Seule nuance, la France garde sa souveraineté nucléaire et reste à l’écart du Groupe de Planification Nucléaire (GPN) de l’OTAN.
De la mort annoncée de l’OTAN à son renforcement
Cependant, l’OTAN post-Guerre froide continue de rester le témoin fort de l’atlantisme et est de plus en plus critiqué, à ce titre, par les partisans d’une défense européenne. En disparaissant la menace soviétique consacrait la victoire de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Partant, elle a mécaniquement affaibli le lien transatlantique au moment où les Etats-Unis demandent aux Européens d’assumer plus fortement leur responsabilité de défense. Cette demande s’inscrit par ailleurs dans un contexte international où Washington prend de plus en plus conscience de la montée en puissance de la Chine. Sous la présidence de Barack OBAMA (2009-2017) les États-Unis privilégient désormais une bascule stratégique de l’Atlantique vers le Pacifique (5) que confirme la présidence de Donald J. TRUMP (2017-2021). Le désengagement américain annoncé par cette rupture stratégique fait entrer l’organisation atlantique dans une période d’incertitudes. Celle-ci connaît un point d’orgue lorsque le Président TRUMP la qualifie d’ « obsolète » (6) sur fond de mauvaises relations avec les Européens. La déclaration a, en effet, laissé croire à un prochain abandon des Européens par les Etats-Unis devant leurs responsabilités militaires (6).
La perspective historique d’un désengagement américain de l’Europe ; celle d’une disparition de l’OTAN dans sa forme jusqu’à présent connue au moment où les deux seules armées européennes capables d’assurer l’ensemble du spectre des opérations militaires sortent épuisées par trois décennies d’OPEX, placent la question d’une défense européenne au cœur du débat avec une urgence jusqu’à présent inconnue. D’autant plus que les relations entre l’UE et la Russie se dégradent à partir de 2014, date à laquelle Moscou annexe la Crimée et utilise la sécession prorusse en Ukraine pour envahir une partie du Donbass. Sur ce, les frustrations consécutives à un mauvais arbitrage de l’OTAN suite à des tensions méditerranéennes entre la France et la Turquie (7) font dire au Président Emmanuel MACRON (1977-) que l’Alliance atlantique est en état de « mort cérébrale » (8).
C’est l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, qui va, finalement, rompre avec ce débat non tranché sur l’avenir de l’OTAN. L’adhésion de l’Ukraine à cette dernière est la ligne rouge que Vladimir POUTINE (1952-) a fixé. La non application des accords de Minsk 2 et le pourrissement de la situation dans le Donbass depuis 2014 conduisent en février 2022 à une véritable guerre comme l’Europe n’en avait connu depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Face à l’impuissance européenne, l’Alliance atlantique apparaît plus que jamais comme la seule défense viable de l’Europe occidentale. Ce sont par ailleurs les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada qui avaient repris en main l’organisation des forces ukrainiennes au lendemain de leur défaite de 2014 dans le Donbass. D’emblée, l’OTAN renforce son dispositif dans les pays membres limitrophes à l’Ukraine, à la Russie et à la Biélorussie ; achemine du matériel militaire aux forces de Kiev et met à disposition de celles-ci ses capacités de renseignement.
L’actualité du conflit russo-ukrainien remet donc l’OTAN au centre du jeu, et ce n’est pas le moindre des paradoxes d’observer que c’est avec cette guerre - engagée par Moscou pour empêcher Kiev d’adhérer à l’Alliance atlantique - que l’armée ukrainienne amorce, de manière accélérée, sa conversion aux normes... OTAN. En voie d’épuisement après plusieurs mois de combats de haute intensité dans les trois dimensions (terre, air, mer), l’arsenal des forces ukrainiennes - jusqu’à présent constitué de matériels russes et ex-soviétiques - est désormais en cours de remplacement avec du matériel occidental : missiles antichars FGM-148 Javelin, MANPADS Piorun (9), pièces d’artillerie CAESAR et HIMARS, missiles antinavires AGM-84 Harpoon…
On aurait cependant tort de réduire l’OTAN à un simple outil stratégico-technico-normatif. Plus qu’une alliance militaire – si intégrée soit-elle – l’organisation incarne plus que jamais le bras armé de la démocratie libérale et de ses valeurs politiques, économiques et culturelles dont les Etats-Unis sont le fer de lance. Les enjeux d’influence et de civilisation sont, par conséquent, essentiels au-delà de l’importance immédiate des enjeux frontaliers et territoriaux. Peu mis en avant dans le traitement médiatique du conflit, ils tracent très certainement des lignes rouges dans la perception du rapport de force vu de Moscou. Avec, entre autres, le tournant de la Révolution orange (2004-2005) mais aussi des mouvements radicaux comme les FEMEN ; en représentant 25% du marché mondial de la GPA, l’Ukraine est la pointe avancée de l’Occident culturel et sociétal dans le monde slave. D’une autre manière ce « choc de civilisation » est également annoncé vis-à-vis de la Chine qui - sans être directement désignée comme une menace (contrairement à la Russie) – est décrite dans la nouvelle doctrine de l’OTAN comme un « défi systémique » auquel l’Occident et l’Alliance atlantique doivent faire face (10).
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Bibliographie
Le mercredi 15 juin 2022 dans le Donbass, des artilleurs ukrainiens mettent en oeuvre un canon CAESAR livré par la France (source - AFP)