Le mémorial canadien de Saint-Julien entre Ypres et Bruges
Rompre le front allié et reprendre la guerre de mouvement
Le 20 avril 1915, le grand État-major allemand lance une offensive connue sous le nom de deuxième bataille d’Ypres. Elle succède à une première confrontation qui eut lieu à la fin l’année 1914 autour de la même ville, et qui s’acheva par une victoire alliée. En bloquant l’avance allemande, les Alliés mettaient un terme à la phase du conflit appelée « course à la mer », où les belligérants tentaient de se déborder mutuellement. En décembre 1914, le front occidental se figeait de la Mer du Nord à la Suisse, et les armées commençaient à s’enterrer. Ainsi débutait la guerre de position.
C’est pour rompre cette situation imposée par la première bataille des Flandres, que le Général Erich von FALKENHAYN (1861-1922) lance son offensive de printemps dans cette même région, où un saillant s’était formé autour de la ville d’Ypres. Stratégiquement, il s’agissait de percer le front occidental à la hauteur de celle-ci et de poursuivre la marche en direction de Calais. La prise de cette ville aurait coupé l’Armée britannique de ses lignes arrières, et l’aurait isolée des Français. Dans cette perspective, on comprend l’utilisation des gaz de combat par la IVe Armée allemande : une arme interdite par les conventions de La Haye (1899 et 1907) dont l’effet recherché était de créer une surprise de nature à obtenir une rupture rapide et décisive du front tenu par les Alliés occidentaux. Cette rupture devait permettre une reprise de la guerre de mouvement.
L’attaque du 22 avril
La deuxième bataille d’Ypres dure un mois : du 20 avril au 24 mai. Elle s’articule autour de six engagements majeurs au cours desquels trois attaques chimiques sont lancées par les Allemands : les 22, 24 avril et le 1er mai. Le 22 avril 1915 en fin d’après-midi, la IVe Armée, commandée par le Général Albrecht Herzog Duc de Wurtemberg, attaque dans le secteur Steenstraat/Poelcappelle le long de la crête de Gravenstafel sur un front de 6 km de large. L’objectif principal est le village de Langemarck. 5830 bidons déversent 150 tonnes de chlore qui se transforment à température ambiante en un lourd nuage jaunâtre qui – suivant le vent à 1 mètre du sol (« nuées dérivantes ») – se dirige rapidement vers les lignes françaises.
Précédant l’infanterie allemande équipée de protections respiratoires, le nuage chloré noya les tranchées adverses, déclenchant une panique quasi immédiate. La progression allemande, rapide et spectaculaire dans les premières heures, commença à réduire le saillant d’Ypres, mais la résistance des Canadiens, des Britanniques et des Franco-Belges sur les ailes fut acharnée partout où le gaz n’avait pas été répandu. Le 24 avril, une nouvelle attaque chimique fut lancée, cette fois contre les troupes canadiennes autour du village de Saint-Julien. Jusqu’au 4 mai, date de leur relève par des troupes britanniques et françaises, les Canadiens affronteront héroïquement les assauts allemands. Mais alors que FALKENHAYN ne dispose plus de gaz chloré en quantité suffisante pour relancer son offensive, la résistance alliée se réorganise rapidement.
Des effets tactiques limités
L’utilisation de l’ypérite le 22 avril 1915 eut de graves répercussions sur le cours du conflit, et garde sa part d’explication dans la dureté du traité de paix imposé à l’Allemagne à la fin de la guerre. L’efficacité de l’arme chimique testée à Langemarck reste, par ailleurs, ambivalente. Les pertes alliées furent, finalement, modérées (entre 800/1500 morts et 1000 blessés par intoxication) eu égard au résultat tactique obtenu : rupture rapide des lignes françaises et déstabilisation du front allié.
En fait, l’arme chimique fait moins la différence du fait de son degré de létalité que du fait de son impact psychologique. Arme nouvelle, insidieuse, silencieuse et lente à agir, elle est tout le contraire de l’artillerie qui tua 70% des combattants sur tout le conflit. Le visage de la mort qu’elle laisse frappe les esprits : des cadavres au teint verdâtre, aux yeux vitreux et à la bouche remplie d’un liquide jaunâtre. Le spectacle de soldats agonisant pendant des heures en tentant de respirer, le corps agité de spasmes, d’autres étant aveuglés parfois de manière définitive, frappera davantage les imaginations que les effets tactiques réels de l’arme surtout efficace en tir de contre-batterie.
Soldats allemands dans les environs de Verdun en 1916. Leur équipement de protection respiratoire atteste de l’utilisation de gaz de combat durant cette bataille, un an après la confrontation de Langemarck
Une nouvelle course aux armements
Cependant en prenant l’initiative de déclencher la première attaque chimique de l’Histoire, l’Allemagne augmente le processus de brutalisation du conflit. Elle en accentue le caractère total. L’arme chimique n’était pas non plus ignorée des Alliés, mais l’initiative allemande en généralisa désormais l’emploi. De fait, les Français furent parmi les premiers a lancé un programme en la matière, mais il ne concernait que des munitions légères incapacitantes et non létales. Les Britanniques, quant à eux, tout en s’engageant dans une recherche surtout orientée vers des moyens défensifs, se sont efforcés de respecter les lignes rouges juridiques jusqu’au 22 avril 1915. À partir de cette date, les belligérants s’engagent dans une course aux armements chimiques. Si l’Allemagne garde l’avantage du fait de sa supériorité scientifique initiale (1), la France développe très rapidement un arsenal chimique massif. La sensibilisation comme la protection des combattants face aux attaques chimiques connaissent des progrès spectaculaires qui n’attendent pas la fin de la guerre.
L’utilisation d’armes chimiques durant la Grande Guerre aura des répercussions bien au-delà de celle-ci. Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, une génération plus tard, Britanniques, Français et Allemands s’attendent à de nouvelles utilisations de gaz mortels, et sont pour cela en mesure d’équiper leur armée - mais aussi une partie de leur population - de masques de protection. La Deuxième Guerre mondiale ne devait cependant pas connaître d’utilisation tactique de gaz de combat, quand bien même les soldats allemands garderont dans leur équipement individuel, jusqu’en 1945, une protection respiratoire enfermée dans un lourd cylindre métallique.
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