FEERTCHAK (Alexis), "Jérôme Fourquet : « La nouvelle guerre d’Algérie aura-t-elle lieu ? », in Le Figaro, 8 mars 2017.
À l’occasion de la sortie de son dernier essai, Jérôme Fourquet a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Le sondeur revient sur les propos polémiques d’Emmanuel Macron et le spectre d’une guerre civile qui toucherait la France. Spécialiste des sondages, Jérôme Fourquet dirige le département « Opinion & stratégies d’entreprise » de l’IFOP. Auteur de l’essai Accueil ou submersion ? Regards européens sur la crise des migrants, paru le 6 octobre aux éditions de l’Aube, il vient de publier La nouvelle guerre d’Algérie n’aura pas lieu (éd. Fondation Jean Jaurès) avec Nicolas Lebourg.
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FIGAROVOX - Emmanuel Macron, en déplacement à Alger, a qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » dans une interview accordée à une chaîne de télévision algérienne. S’exprimer ainsi sur l’histoire de France depuis l’étranger, n’était-ce pas prendre le risque de jeter de l’huile sur le feu de la mémoire nationale ?
Jérôme FOURQUET - Je remarque qu’Emmanuel Macron n’est pas le premier à créer une polémique sur un sujet sensible depuis le territoire algérien... Le 22 décembre 2015, Christiane Taubira, alors Garde des Sceaux, en déplacement à Alger, s’était prononcée contre la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité défendue alors par le gouvernement. Elle avait même annoncé que l’exécutif y renoncerait, ce qui fut effectivement le cas.
Plus largement, nous sommes 55 ans après les Accords d’Evian et la question de la guerre d’Algérie continue d’être un sujet hautement inflammable tant dans l’opinion que dans le débat publics. En pleine campagne électorale, la sortie d’Emmanuel Macron est donc tout sauf anodine et anecdotique. Du fait de cette histoire douloureuse, il existe une relation particulière, voire difficile entre la France et l’Algérie, ce qui se retrouve dans les résultats de plusieurs sondages que nous avons menés. En 2012, à l’occasion des 50 ans de la fin de la guerre, l’IFOP avait réalisé pour Atlantico une étude sur l’image que les Français avaient de l’Algérie. Comparée à celle que nos compatriotes avaient des autres pays du Maghreb, la différence était significative. 71% des sondés avaient une bonne opinion du Maroc, contre 53% pour la Tunisie, mais seulement 26% pour l’Algérie… Nous avons par ailleurs en mémoire les images très vives du match France-Algérie du 8 octobre 2001 quand La Marseillaise a été sifflée par des milliers de supporters et que des centaines de jeunes Français issus de l’immigration ont envahi la pelouse du Stade de France en agitant des drapeaux algériens. Ces images créèrent un choc dans l’opinion car elles étaient le signe d’un passé qui avait du mal à passer.
Là encore, le sujet est extrêmement clivant. En 2016, un sondage de l’IFOP pour le journal algérien TSA révélait que 52% des Français étaient favorables à des excuses officielles de la France auprès de l’Algérie, contre 48% qui y étaient opposés. Sur ce point, la France est littéralement coupée en deux avec un clivage qui est à la fois générationnel et politique. Deux tiers des moins de 25 ans sont pour de telles excuses quand ils ne sont qu’un tiers parmi les plus de 65 ans, ces derniers ayant pour nombre d’entre eux vécu les « événements d’Algérie ». Le clivage est aussi politique : 79% des électeurs du FN et 62% des électeurs LR sont opposés à des excuses officielles quand cette opposition ne dépasse pas 25% de l’électorat de gauche. Au vu de ces chiffres, on comprend mieux le sens des propos d’Emmanuel Macron, qui a absolument besoin des voix de gauche pour surpasser François Fillon et accéder au second tour.
Nous reconnaissons volontiers un certain nombre de parallèles, de similitudes, d’échos voire de ressemblances. Avec le surgissement du terrorisme islamiste et le phénomène de ségrégation qui s’observe sur le territoire et qui repose sur une forte dimension ethnico-religieuse, nous reconnaissons volontiers un certain nombre de parallèles, de similitudes, d’échos voire de ressemblances entre la situation d’aujourd’hui et ce qui prévalait à l’époque. Mais nous ne pensons pas pour autant que l’appellation de « nouvelle guerre d’Algérie » soit justifiée.
Ils sont assez nombreux. Prenez par exemple l’état d’urgence en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Cette disposition constitutionnelle a été introduite à l’occasion des « événements d’Algérie ». L’écho est fort. Au printemps dernier, quand il a été question d’interdire une manifestation syndicale contre la loi Travail, les adversaires du gouvernement ont brandi la sinistre mémoire de la manifestation du métro Charonne du 8 février 1962 organisée par le Parti communiste et d’autres mouvements de gauche pour dénoncer l’OAS et la Guerre d’Algérie. Dans le cadre de l’état d’urgence décrété en avril 1961, cette manifestation avait été interdite et la police la réprima très durement. Neuf manifestants furent tués par les forces de l’ordre, alors sous l’autorité du préfet de police de Paris, Maurice Papon.
De même, la vague terroriste que nous connaissons aujourd’hui n’a pas d’équivalent depuis les attentats perpétrés par le Front de Libération Nationale (FLN) lors de la Guerre d’Algérie. L’emploi de l’armée pour patrouiller sur le territoire national ou l’utilisation de méthodes contre-insurrectionnelles renvoient aussi à cette période historique, tout comme l’idée de l’internement préventif des fichés S fait écho à l’internement des membres du FLN ou de l’OAS dans des camps militaires de regroupement. Un dernier exemple, dont nous avions d’ailleurs déjà parlé dans un entretien précédent au FigaroVox il y a quelques mois : le mouvement de mobilisation des policiers après que deux d’entre eux ont échappé de peu à la mort, grièvement blessés dans leur voiture à Viry-Châtillon, est significatif. Un important mouvement social similaire dans la police eut lieu en 1958 après que deux d’entre eux furent assassinés par le FLN.
Les terroristes eux-mêmes font parfois explicitement le parallèle avec la Guerre d’Algérie en déclarant vouloir venger leur père ou leur grand-père. Nous ne saurions sous-estimer le fait que de nombreux terroristes sont d’origine ou de nationalité algérienne. Entre l’affaire Mohamed Merah et 2016, c’est le cas d’au moins 13 terroristes dont on a identifié qu’ils ont participé à des attaques. Les terroristes eux-mêmes font parfois explicitement le parallèle avec la Guerre d’Algérie en déclarant vouloir venger leur père ou leur grand-père. Nous citons notamment les paroles de djihadistes, notamment celles de Lena, revenue de Syrie, interrogée par le journaliste David Thomson dans son livre Les Revenants. La jeune femme explique ainsi : « Je me suis dit que, clairement, je n’avais pas ma place et que mes parents étaient esclaves de la société française. Je refusais d’être comme eux. Moi, étant d’origine algérienne, j’ai mon grand-père qui est mort pendant la Guerre d’Algérie. J’aime pas dire guerre parce que ce n’était pas à armes égales. Moi, je dis souvent le » génocide français « . Le djihad, c’est se battre pour retrouver notre dignité qu’on a perdue, qu’on a voulu écraser ». L’assassinat d’Hervé Gourdel, égorgé en Kabylie, haut lieu de combats pendant la guerre d’Algérie, renvoie aussi à cette mémoire qui ne passe pas.
La guerre d’Algérie était avant tout une guerre de libération visant à l’indépendance d’un pays colonisé. Les différences sont en effet patentes. La plus fondamentale, me semble-t-il, est celle des motivations qui n’ont, en l’espèce, aucune commune mesure. La guerre d’Algérie était avant tout une guerre de libération visant à l’indépendance d’un pays colonisé. Ce cadre est fort différent de celui du terrorisme islamiste qui sévit aujourd’hui en France et partout dans le monde, même si, à l’époque, le FLN a aussi utilisé le ressort religieux comme moyen de mobilisation des masses populaires en faveur du mouvement d’indépendance. Il y a donc une différence de nature essentielle.
Mais il y a aussi une différence de degré. L’ampleur du phénomène terroriste n’est pas du tout la même. Je ne veux en aucun cas paraître angélique ou insensible devant le niveau de la menace qui est bien réelle aujourd’hui. Plusieurs centaines de Français djihadistes sont engagées en Syrie et en Irak tandis que plusieurs milliers de fichés S représentent un risque permanent pour la sécurité nationale. Néanmoins, les effectifs et la structuration de la Fédération de France du FLN (aussi appelée « septième wilaya ») en métropole n’avaient rien à voir. Prenons un simple chiffre. À l’époque, sur les 450 000 personnes d’origine algérienne présentes en métropole, près de 150 000 d’entre elles étaient cotisantes auprès du FLN. Cette assise au sein de la population immigrée algérienne, avec près d’un tiers de cette population finançant la structure combattante, montre l’exceptionnelle capacité de quadrillage du FLN qui est sans commune mesure avec les capacités des réseaux djihadistes aujourd’hui. Rappelons enfin qu’en 1958, après avoir triomphé en Algérie dans sa lutte fratricide avec le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, le FLN a décidé de porter le fer et le feu en métropole. En un été, il y a eu 150 attentats perpétrés sur le sol de métropole, notamment contre des infrastructures économiques. On est donc loin de connaître le même volume d’attaques aujourd’hui.
Il y a bel et bien en France aujourd’hui le spectre d’une telle guerre civile. Prenez les propos de Patrick Calvar, directeur général de la Sécurité intérieure (DGSI) en juin 2016 avant les attentats de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray. Le patron du contre-espionnage français a déclaré que « nous étions au bord de la guerre civile ». La présence des réminiscences lointaines de la guerre d’Algérie est d’autant plus troublante que l’exécutif ne cesse de répéter que la France d’aujourd’hui est « en guerre ». L’état de guerre n’était pourtant pas formulé à l’époque comme vous le rappelez. Il a fallu attendre 1999 pour que la France officielle parle de « guerre d’Algérie ».
Néanmoins, à l’époque, l’escalade de violences entre les actions du FLN et les réactions de l’OAS était une réalité. Même si beaucoup redoutent aujourd’hui le déclenchement d’une nouvelle guerre civile, il faut noter que rien de tel ne s’est produit pour l’instant sur le sol national. Malgré un réel potentiel de confrontation, la société française semble pour l’heure plus résiliente après chaque attentat terroriste. Nous ne sommes certes pas à l’abri d’une explosion de violence. Certains esprits sont chauffés à blanc et nous ignorons le degré d’intensité des prochaines attaques islamistes. Mais, avec l’écart très important des effectifs et du degré de militarisation entre les filières djihadistes et les groupes nationalistes d’aujourd’hui et les réseaux FLN et OAS de la guerre d’Algérie, cette tendance constitue un autre élément invalidant l’hypothèse d’un remake de la guerre d’Algérie sur notre sol.
La peur d’une telle guerre civile est néanmoins bien réelle. Elle s’appuie sur des réalités et non seulement sur des fantasmes. Je ne veux pas minimiser les fractures territoriales qui sont d’ordres à la fois ethniques et religieux. À Magnanville où a eu lieu le double meurtre du couple de policiers, nous étions à deux pas de Mantes-la-Jolie avec d’importants territoires ethnico-culturellement ségrégués. Dans les communes environnantes, comme à Magnanville justement, les électeurs votent massivement pour le Front national, Mantes-la-Ville est dirigée par un maire FN alors que Mantes-la-Jolie, où résident les parents du terroriste, abrite une très importante population issue de l’immigration et vote très peu FN.
Après l’assassinat, il y a eu plusieurs rassemblements d’hommage aux deux victimes. Tout le monde a défilé, mais séparément, il n’y a pas eu de défilé commun à l’ensemble de ces zones géographiques culturellement différentes. On retrouve le même scénario à Nice, frappé en son cœur symbolique de la promenade des Anglais. Des zones entières de Nice sont minées par l’islamisme et les trafics : c’est la première ville de France en matière de départs de djihadistes vers la Syrie et l’Irak. En même temps, Nice est une ville qui vote pour une droite dure, voire pour l’extrême-droite depuis très longtemps. Tous les ingrédients pour des affrontements entre les protagonistes étaient réunis, mais pourtant, il n’y a pas eu de représailles aveugles contre la communauté arabo-musulmane.
Pour reprendre une expression de Benjamin Stora, nous assistons au sein d’une certaine partie de la population au développement de l’idée selon laquelle les événements actuels ne seraient que le prolongement inéluctable de la guerre d’Algérie. L’historien parle à cet égard de « mektoubisation » (mektoub signifie destin en arabe). Autrement dit, certains acteurs, notamment parmi les milieux identitaires d’extrême-droite ou parmi les islamistes, voudraient voir l’impossibilité de sortir de cette guerre comme une sorte de fatalité. C’est, à mon avis, le grand danger aujourd’hui. Il ne faut en aucun cas voir cette nouvelle guerre d’Algérie comme étant l’issue inéluctable vers laquelle nous mènerait l’histoire. Il faut éviter ce piège de la « mektoubisation » dans lequel tombent les extrêmes.
Écartons tout quiproquo : l’histoire ne repasse pas les plats, elle ne se répète jamais. L’Europe ne subit pas davantage le retour des années 1930 que la France ne revit les années de décolonisation. On connaît la célèbre formule selon laquelle l’histoire se répéterait deux fois : une fois comme tragédie, une autre comme farce. Elle est inexacte : l’histoire est toujours tragique, les faits sont toujours uniques. En revanche, il existe des cultures politiques et sociales dont les structures peuvent perdurer dans la longue durée et qu’il faut comprendre. Il existe des usages actuels du passé qu’il convient d’interroger pour mieux saisir ce qui travaille le présent. Il existe une problématique franco-algérienne qui demeure brûlante, car elle nécessite d’être davantage appréhendée en tant qu’objet des sciences sociales. Il existe une partie de l’opinion qui lie la période actuelle et celle de 1954-1962, à laquelle il faut répondre non pas en méprisant ses représentations, mais en recontextualisant les faits.
Le débat sur les Molenbeek français a amené à établir cet élément de jonction entre la question du terrorisme djiahdiste et celle des territoires perdus de la République. Ce qui se passe en banlieue ajoute effectivement à cette crainte d’une guerre civile sur une base communautaire. Sur ce point, l’année 2005 a été une étape importante dans l’imaginaire collectif. Elle a marqué la prise de conscience du fait que certains territoires étaient en rupture de ban. Il en a été de même dix ans après quand des jeunes ont refusé de respecter la minute de silence en hommage aux victimes de Charlie Hebdo. Il y a une partie de nos enfants qui haïssent la France, s’est-on dit alors. La situation a empiré depuis 2005, c’est indéniable. Le débat sur les Molenbeek français a amené à établir cet élément de jonction entre la question du terrorisme djiahdiste et celle des territoires perdus de la République, ce qui alimente le spectre d’une guerre civile. Les théoriciens de Daech ont d’ailleurs conceptualisé cela en appelant de leurs vœux au déclenchement d’une « guerre d’enclaves » que leurs sympathisants mèneraient depuis ces quartiers.
Il faut conjurer le sort et tout faire pour que ce scénario n’advienne pas car certains signaux montrent qu’il pourrait se réaliser. En la matière, la Corse est un territoire très spécifique de la République française et à cet égard intéressant. Cette région est beaucoup plus avancée dans ce processus qui pourrait déboucher sur des affrontements ethnico-religieux. On se souvient de l’épisode du burkini cet été, de la ratonnade dans les Jardins de l’Empereur à Ajaccio en décembre 2015 ou du communiqué du Front de libération nationale corse (FLNC) dans lequel l’organisation indépendantiste déclarait qu’elle répondrait « sans aucun état d’âme » aux « islamistes radicaux de Corse » en cas d’attaque sur l’île.
À force de brandir le « pas d’amalgame » et de minimiser la réalité, on risque en effet d’exacerber le sentiment de ceux qui pensent que la guerre civile est une fatalité. Il est absolument nécessaire de ne pas se voiler la face si vous me permettez cette expression... Certains territoires ségrégués sont tombés dans le radicalisme religieux et le repli communautariste. À force de brandir le « pas d’amalgame » et de minimiser la réalité, on risque en effet d’exacerber le sentiment de ceux qui pensent que la guerre civile est une fatalité, que l’on devra agir nécessairement sur le sol national comme les « paras » du Général Massu l’avaient fait à Alger et qu’il faudra rétablir nécessairement la torture et les violences. La ligne de crête est difficile à tenir, mais il faut s’y tenir pour notre sécurité nationale.
On nous brandit sans cesse le cas des convertis pour nous dire que le djihadisme n’a aucun rapport avec l’Islam ou l’immigration. Comme nous l’avons dit, un nombre conséquent de terroristes sont d’origine ou de nationalité algérienne. Mais c’est aussi le cas de beaucoup de victimes du terrorisme ! L’intégration des immigrés continue à fonctionner à bas bruit. Beaucoup font le choix de la France, quitte à payer le prix du sang. Les trois premières victimes de Mohammed Merah étaient engagées au sein de l’Armée française et étaient d’origine maghrébine tout comme un des policiers ayant trouvé la mort devant les locaux de Charlie Hebdo. On rappellera également que près de 10% des pertes militaires françaises en Afghanistan étaient issues de l’immigration. On ne peut pas l’oublier. Dire que la guerre d’Algérie n’aura pas lieu, c’est rappeler que la peur est mauvaise conseillère. Franklin Delano Roosevelt nous rappelait avec justesse : « La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même - l’indéfinissable, la déraisonnable, l’injustifiable terreur qui paralyse les efforts nécessaires pour convertir la retraite en marche en avant ».
Alexis Feertchak