BOSSER (Jean-Pierre), « La singularité du métier de soldat », in Le Figaro, 28 février 2018.
Un hommage national vient d’être rendu aux deux soldats tués au Mali, le 21 février. Le chef d’état-major de l’armée de terre explique combien défendre la nation peut aller jusqu’au sacrifice suprême.
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Toute organisation s’établit dans un but déterminé. L’objet premier de l’armée, son caractère fondamental, c’est la défense de la nation par les armes, de façon méthodique et organisée. C’est à partir de cette finalité que l’on doit penser la spécificité militaire, en se gardant de trois écueils.
Le premier consiste à « esthétiser » la guerre, et donc d’une certaine manière à idéaliser les combattants. C’est une tentation qui peut parfois être présente dans l’art. Mais les militaires se sentent plus proches d’un Barbusse, d’un Genevoix ou d’un Cendrars, qui décrivent la guerre à hauteur d’homme, hors de toute héroïsation et de tout romantisme. Car, contre ceux qui aiment la guerre sans la faire, les militaires, eux, font la guerre sans l’aimer.
Le deuxième écueil est d’avoir des militaires une vision corporatiste. Or un lien puissant s’est noué en France entre la citoyenneté, la condition d’homme libre et l’exercice des armes. Le combattant de l’ost royal, le soldat de l’An II, le grognard de l’Empire ou le poilu de la IIIe République ne sont pas des êtres à part, mais des Français comme les autres. Et la suspension de la conscription n’a pas fragilisé cet ancrage de la fonction militaire dans la société.
Enfin, le troisième écueil serait de considérer que la guerre est révolue. Bien sûr, elle a changé de visage. Les opérations d’aujourd’hui diffèrent par bien des aspects de celles d’hier. Mais l’essentiel demeure, car le phénomène « guerre » en lui-même, un échange de mort donnant consistance à une unité politique et soutenu par une revendication de droit, n’a pas disparu. La guerre est un caméléon dont les formes évoluent sans cesse, mais sa nature profonde est immuable.
Le sens majeur de l’action militaire reste de faire la guerre
Comme nous l’a rappelé il y a quelques jours la mort au combat de deux de nos soldats au Mali, le sens majeur de l’action militaire reste de faire la guerre. Et les soldats demeurent le bras armé du politique, la forme pure du pouvoir, car ils assurent par les armes la défense de la France et de ses intérêts supérieurs. C’est de cette fonction pérenne que découle la spécificité militaire, c’est-à-dire une grammaire propre de l’armée, différente parfois de la logique commune. Cette spécificité recouvre plusieurs dimensions.
La première concerne l’état militaire, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui structurent et régissent la vie des militaires. Décrit dans le Code de la défense, c’est un régime juridique clairement distinct des autres travailleurs, fondé sur des obligations et sujétions exceptionnelles : disponibilité, discipline ou encore esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême. Pour se défendre, la nation doit pouvoir conserver la libre disposition de la force armée, sans préavis ni limite de durée, n’importe où, et pour tous types de missions. Ainsi, les opérations n’obéissent à aucune règle de limitation du temps de travail, et la mort au combat n’est pas un accident professionnel.
La deuxième dimension de cette spécificité militaire est organique. Elle vise à faire de l’armée une organisation uniforme, hiérarchique et diversifiée, capable d’opérer de façon autonome dans un contexte de crise grave, voire de chaos total. Il est donc illusoire de vouloir définir pour les militaires un « cœur de métier » : pour conserver une capacité d’agir lorsque plus rien ne fonctionne, le soldat-cuisinier sachant fournir du pain est aussi important que le soldat-fantassin qui sécurise une rue. C’est également la raison pour laquelle l’armée ne peut calquer l’intégralité de son mode de fonctionnement sur celui du monde de l’entreprise. La rationalité managériale n’y remplacera jamais le culte de la mission et l’exercice du commandement.
L’expérience nous enseigne qu’il n’y a pas de victoire pour celui qui y a perdu son âme
Enfin, la troisième dimension de cette spécificité militaire est morale. La guerre, qui consiste à risquer délibérément sa vie et à attenter à celle de l’autre, pose le problème métaphysique du rapport actif à la mort. Comme l’a analysé le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, le soldat « ressent profondément la nécessité d’encadrer ses actes par une éthique exigeante ». Pour préserver leur humanité, les militaires s’interrogent sur ce qui est moralement permis ou pas au combat. Dans cette introspection, nous sommes les héritiers d’une réflexion religieuse et philosophique très ancienne sur la guerre juste. Et l’expérience nous enseigne qu’il n’y a pas de victoire pour celui qui y a perdu son âme.
La spécificité militaire n’est donc ni un repli identitaire, ni une menace. C’est une singularité profonde dont l’origine et la justification sont à chercher dans la finalité première de l’armée, le combat. Le président de la République a décidé de réinvestir massivement pour assurer dans la durée le socle fondamental de nos capacités de défense. Dans cette entreprise, assumer cette spécificité militaire dans toutes ses dimensions est un enjeu crucial, ainsi qu’une condition essentielle pour disposer de la première armée européenne, au service de notre liberté et de celle de la France.
Général Jean-Pierre Bosser