BENSOUSSAN (Georges), « L’antisémitisme se pare désormais des oripeaux d’un antiracisme dévoyé », in Le Figaro, 24 avril 2018.
Le Figaro - En 2002, vous dirigiez Les Territoires perdus de la République, essai qui décrivait notamment l’apparition d’un antisémitisme culturel dans certains quartiers en France. Seize ans plus tard, vous avez signé la « tribune contre le nouvel antisémitisme » publiée par Le Parisien et vous participez au livre publié par Albin Michel sur le sujet. Diriez-vous que le temps du déni est révolu ?
Georges BENSOUSSAN - On aimerait le penser. Pourtant, même s’il est indéniable que quelque chose a bougé depuis plusieurs mois, je crois que les forces du déni demeurent puissantes. Elles tiennent à cette partie de la gauche sociétale qui domine encore largement l’opinion par le biais d’un grand nombre de médias au discours formaté. De ce côté-là, il faudra s’attendre à de nombreuses contorsions. Tout en déplorant l’antisémitisme (« plus jamais ça »), on continuera à ne pas nommer la source du péril.
Dans une société où, pour le pire, le libéralisme économique épouse le libéralisme sociétal, il me semble que ce paradoxe n’est qu’apparent. On invoque d’autant plus le vivre ensemble que nous ne vivons pas ensemble mais à côté les uns des autres. La notion de « vivre ensemble » dit, comme un sous-texte, un lent processus d’éclatement de la nation. Qui nourrit une insécurité culturelle dont les premières victimes sont les classes populaires et les classes moyennes pour lesquelles la nation demeure ce bien commun, cette forme d’harmonie collective qui leur semble aujourd’hui menacée.
L’antisémitisme qui tue aujourd’hui ne vient pas de l’extrême droite même si celui-ci demeure une réalité. Évoquer la France comme un « pays antisémite » était jusqu’à maintenant aberrant tant les préjugés antiJuifs n’avaient cessé de reculer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est évidemment moins vrai à l’heure actuelle. Dans ce domaine comme en d’autres, la régression française est patente.
L’antisémitisme d’aujourd’hui est nouveau par la source et par le mode opératoire. Par la source d’abord. Cet antisémitisme violent est issu d’une nouvelle frange de la population française. Il puise aux sources coraniques comme à l’histoire moderne des Juifs du Maghreb, une histoire méconnue en France où de nombreux idéologues accréditent la thèse d’une histoire apaisée que le sionisme et la création de l’État d’Israël seraient venus briser. Qu’il y eut des moments heureux, de convivialité et d’amitié, c’est certain. Que ces Juifs du Maghreb furent longtemps des Juifs de culture arabe, c’est certain aussi. Il n’est pas nécessaire, pour autant, d’idéologiser ce passé ni de confondre l’histoire d’une bourgeoisie juive qui avait peu à faire avec la « rue arabe », avec l’histoire des Juifs de condition populaire, largement majoritaires, qui eux, et eux seuls, eurent à subir une vie marquée au quotidien par l’arbitraire et une forme de précarité sur fond de crainte diffuse. Arrivé en France, cet antisémitisme traditionnel s’y est aggravé tout en se modifiant, nourri par le ressentiment né d’une intégration plus ou moins réussie, comme par le conflit israélo-arabe.
L’antisémitisme ne parle plus le langage du racisme d’avant guerre. Il parle au contraire la langue d’une idéologie victimaire et communautariste qui se pare des oripeaux de l’antiracisme. Mais il s’agit en effet d’un antiracisme dévoyé. Une partie de cet antisémitisme prétend s’exprimer au nom de l’« ouverture à l’Autre » (même si, en réalité, nombre de violences verbales antijuives dans les « quartiers » relèvent encore du basique « sale race »), voire prend appui sur la mémoire de la Shoah pour affirmer que l’État d’Israël « fait aux Arabes ce que les Allemands firent jadis aux Juifs » (sic).
Ce dévoiement de l’antiracisme va plus loin encore quand il crée un discours normatif qui fait de toute opinion dissidente un écart à la règle passible du tribunal. Ce faisant, il nourrit la judiciarisation du débat intellectuel et à terme son rétrécissement. Ce dévoiement est inséparable, à cet égard, d’une judiciarisation de la société qui, loin de signifier une extension des droits de chacun, traduit au contraire le règne, encore feutré, de la guerre de tous contre tous.
L’exode intérieur de nombreux Français juifs (la Seine-Saint-Denis a perdu 80% de sa population juive en quinze ans) doit être corrélé au départ des 52.000 Juifs qui ont gagné l’État d’Israël ces seize dernières années. Sans compter le nombre, inconnu, de ceux qui sont partis ailleurs. En dépit des proclamations, probablement sincères, qui se multiplient, il y a fort à parier que les Français juifs (et d’abord, sinon exclusivement, le judaïsme populaire) seront abandonnés à leur sort tout comme la « France périphérique » (Christophe Guilluy), qui relève de la même logique d’abandon, demeurera cantonnée à… la périphérie de la vie nationale. Taraudée par l’amertume de sa marginalisation et le sentiment de son déclin social, cette France-là, majoritaire en nombre, et qui se sent étouffer sous le poids d’un discours moutonnier (« ce qu’il faut dire »), ne trouve plus guère de langage commun avec des élites culturelles et sociales de plus en plus souvent hors sol et pour lesquelles les mots « identité » et « nation » paraissent vides de sens.
Être des « pouvoirs publics ». Exercer l’autorité, diriger, commander et faire respecter la loi. En commençant par avoir le courage des mots, la première des digues contre le retour en force de la barbarie. La liberté a un prix, c’est celui du combat. Que les pouvoirs publics l’assument. Mais aussi qu’ils gardent en mémoire les diagnostics de Marc Bloch et de Georges Bernanos dressés tous les deux en 1940-1941, L’Étrange Défaite de l’un, la Lettre aux Anglais de l’autre. Qu’ils n’oublient pas leurs mots sévères sur la trahison d’une partie des élites et sur la lâcheté du grand nombre. Et qu’ils s’évertuent à ce que ces textes demeurent de grands textes littéraires de combat, mais qu’ils n’aient pas pour nous de valeur prémonitoire.
Vincent Tremolet de Villers