(Pierre) MANENT, « Les droits individuels règnent sans partage jusqu’à faire périr l’idée du bien commun », in Le Figaro, 11 mars 2018.
Le Figaro publie en exclusivité de larges extraits du remarquable nouveau livre du philosophe Pierre Manent, La Loi naturelle et les droits de l’homme, qui fera date. Disciple de Raymond Aron, dont il fut l’assistant au Collège de France, directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales, Pierre Manent occupe une place éminente dans le paysage intellectuel français. Il a œuvré pour remettre à l’honneur les grands penseurs libéraux du XIXe siècle puis s’est consacré à l’étude des formes politiques - la tribu, la cité, l’empire, la nation - et à l’histoire politique, intellectuelle et religieuse de l’Occident. Plusieurs de ses ouvrages sont des classiques.
La doctrine des droits de l’homme, seul principe de légitimité encore accepté dans les pays européens, ôte toute boussole à la vie sociale et à l’art du gouvernement. Telle est la thèse que défend le philosophe Pierre Manent dans son ouvrage. « L’institution n’est plus protégée ni réglée par une loi opposable à l’individu ; celui-ci jouit en revanche d’un droit inconditionnel opposable à l’institution », s’inquiète l’auteur. Extraits choisis et présentés par Guillaume Perrault.
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« Qui suis-je pour juger ? »
Quand nous regardons « ailleurs », en direction des « cultures » ou des « civilisations » extérieures à notre aire ou « exotiques » au sens propre du terme, celles qui ont fourni sa matière infiniment diverse à l’ingéniosité des ethnologues et qui continuent d’exciter la curiosité des touristes, nous nous faisons un devoir et un mérite de ne pas les juger, nous nous flattons de ne pas être choqués par les conduites parfois fort choquantes qu’on y observe, et qui trouvent selon nous, ou selon la philosophie qui nous guide, un sens raisonnable, ou acceptable, en tout cas innocent, dans cet ensemble organisé et cohérent qu’est la « culture » considérée.
En revanche, quand il s’agit du domaine où nous agissons, où nous sommes citoyens, nous ne laissons pas une pierre à sa place, notre zèle réformateur est infatigable, et implacable la sévérité du jugement que nous portons sur nos arrangements sociaux et moraux qui ont toujours à nos yeux quelque chose d’irrationnel, d’inadmissible et de vicieux. « Ailleurs », nous rougirions d’oser prétendre changer quoi que ce soit à « leurs mœurs » ; « ici », la réprobation de l’opinion gouvernante, celle qui légifère, s’adresse à ceux qui voudraient conserver quelque chose de « nos mœurs ». (…) Cette division de l’esprit caractérise la posture progressiste dans laquelle nous nous sommes installés lorsque l’empire occidental a commencé à refluer.
Elle continue de dominer l’esprit public même si elle suscite un malaise croissant depuis que les « gens d’ailleurs » sont arrivés « ici » en grand nombre et que « leurs mœurs » sont installées dans le lieu où nous agissons au lieu de caractériser seulement celui que nous regardons ou visitons. (…) D’une part, nous posons que les droits humains sont un principe rigoureusement universel, valant pour tous les êtres humains sans exception ; d’autre part, nous posons que toutes les « cultures », toutes les formes de vie, sont égales, et que toute appréciation qui tendrait à les juger au sens plein du terme, qui ainsi envisagerait au moins la possibilité de les hiérarchiser avec justice, serait discriminatoire, donc que tout jugement proprement dit serait attentatoire à l’égalité des êtres humains. (…)
Non seulement ce critère n’est pleinement applicable que « chez nous », mais il ne s’applique effectivement qu’à « nous », c’est-à-dire aux citoyens qui ne viennent pas d’« ailleurs ». Un éminent sociologue, spécialiste reconnu de l’Islam, réprouve les chrétiens qui font publiquement des réserves sur les « droits LGBT » car ils se mettent ainsi en contradiction avec les « valeurs communes européennes », mais il déclare « compatible avec nos sociétés modernes » l’Islam « pas forcément libéral » des « nouvelles élites musulmanes ». Ainsi Olivier Roy réprouve-t-il explicitement chez les chrétiens ce qu’il s’abstient de juger chez les musulmans (…) L’autorité devenue exclusive des droits de l’homme simultanément excite et entrave notre faculté de juger. (…) Pris en tenailles entre d’une part la diversité sans règle des cultures, d’autre part la liberté sans loi des droits humains, nous n’avons plus de point d’appui fiable pour exercer le jugement pratique.
« Rien n’est naturel, tout est culturel »
Les règles publiques comme les conduites privées sont tenues de reconnaître et de faire apparaître qu’aucun de ces caractères (le sexe, l’âge, les formes de vie) ne résulte d’une détermination naturelle ni ne peut se prévaloir de l’autorité de la nature. Cette recomposition du monde humain est présentée comme la concrétisation des droits humains compris dans leurs dernières conséquences, et bien sûr comme l’accomplissement ultime de la liberté puisque chacun est désormais autorisé et encouragé à composer librement le bouquet de caractères constituant l’humanité qu’il s’est choisie (…) toute nouvelle « forme de l’homme » qui prétendrait tourner vers elle les aspirations humaines, à supposer qu’elle ait pu être produite, serait immédiatement soumise à la déconstruction (…) au nom des droits humains.
La loi chargée de nier la loi
L’État moderne entend régler un monde humain qui se croit ou se veut sans loi ni règle. À cette entreprise sans espoir sinon sans conséquence, nous avons donné l’apparence avantageuse d’une heureuse redéfinition de la loi, celle-ci consistant désormais non à fixer les meilleures règles ou le meilleur régime, mais à protéger, garantir et promouvoir les droits constitutifs de la liberté naturelle. La loi désormais se propose de donner aux sociétaires les seuls commandements qui leur sont nécessaires pour mener une vie sans loi. Tout ce qui irait au-delà, qui aurait un contenu positif, qui viserait un bien défini, une forme de vie jugée bonne, violerait en quelque façon les droits humains, nous ramenant dans le monde ancien du commandement et de l’obéissance. (….) Nous avons chargé la loi politique d’être autre chose et finalement le contraire d’une loi ; nous avons chargé la loi politique d’agir contre son essence de loi, une essence pourtant dont elle ne peut se défaire.
« J’y ai droit »
(À partir du « moment 68 ») toutes les grandes institutions successivement, d’abord l’Église catholique, puis l’Université, enfin la Nation, eurent à affronter une contestation radicale de leur légitimité propre et de leur sens intérieur. Ce n’était pas seulement que leurs membres manifestèrent un désir de plus en plus vif d’en relâcher et éventuellement d’en supprimer les règles. Le mouvement vint aussi de l’extérieur, ou plutôt il visait à effacer la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’Église et le « monde », entre l’université et la société, entre la nation et l’humanité. La souveraineté illimitée des droits individuels devint l’argument sans réplique de quiconque voulait s’en prévaloir contre les règles et le sens de l’institution quelle qu’elle soit. C’est ainsi que le législateur et le juge français, en rejetant le principe de la sélection à l’entrée de l’université, tendirent à priver de son sens et de sa substance ce qui est sans doute l’institution la plus utile et la plus juste, ou la plus noble, qu’ait produite ou refondée la politique moderne.
C’est ainsi qu’au nom du principe des droits humains, on veut interdire aux nations de prendre les lois qu’elles jugeraient éventuellement utiles ou nécessaires pour préserver ou encourager la vie et l’éducation communes qui donnent à chacune sa physionomie et sa raison d’être. Ce n’est plus aux cités de déterminer qui sera citoyen et à quelles conditions, puisque chacun désormais est supposé avoir le droit de devenir citoyen de la cité qu’il choisit. Quelle que soit l’institution, pourrait-on dire, tout individu a le droit inconditionnel d’en devenir membre - inconditionnel, c’est-à-dire sans avoir à se soumettre aux règles spécifiques - à la « loi » - qui règle la vie de cette institution, ou en ne s’y soumettant que de la manière la plus approximative et pour ainsi dire la plus dédaigneuse. Qu’il s’agisse de la nation, de la famille ou de l’université, l’institution ne saurait légitimement opposer sa règle à l’individu qui invoque son désir ou son droit, les deux tendant à se confondre désormais (…) ce « droit » est compris d’une manière de plus en plus extensive, en vérité d’une manière proprement illimitée : non seulement comme le droit de « tout avoir » mais, de manière plus troublante encore, comme le droit d’être tout ce que nous sommes ou voulons être.
« Respectez ma sensibilité »
Lorsque les droits sont parvenus au terme de leur extension, lorsqu’ils ont installé leur légitimité exclusive en s’opposant victorieusement à toute règle collective, lorsque la loi, esclave des droits, n’a pour ainsi dire plus de « matière pratique » à régler, elle vient chercher chacun dans sa souffrance ou jouissance subjective - c’est politiquement la même chose car dans les deux cas l’individu est convoqué dans sa passivité - et elle porte ce je souffrant ou jouissant à la lumière publique, commandant à tous de reconnaître cette souffrance ou jouissance - de la « reconnaître », c’est-à-dire de lui accorder une valeur opposable à quelque loi ou règle que ce soit. (…) L’être humain cesse d’être un animal politique, définition, nous l’avons vu, qui abrite un essaim de questions éminemment pratiques, dont la plus pénétrante s’enquiert du meilleur régime de la cité, ou de l’ordre politique juste.
La loi des droits n’a pas de place pour ces questions. (…) Le droit déclaré et garanti par la loi nouvelle ne concerne pas la « part » ou la « contribution » de chacun à la chose commune, mais le rapport à soi de chacun, divorcé de toute participation à la vie commune, ou même dépourvu de toute signification pour la vie commune. (…) Cette séparation de l’intime ou du privé, et du commun ou du public, est mise à mal lorsque le rapport à soi, sous ses différentes modalités, est installé dans la lumière publique, lorsqu’on le force pour ainsi dire à occuper l’espace public. Dès lors en effet, celui-ci est de moins en moins accueillant ou disponible pour l’action et l’institution qui, en tant que telles, sont indifférentes au « sentiment de soi » des sujets. L’action et l’institution ne trouvent plus guère d’appui dans une atmosphère sociale saturée par la revendication subjective de ceux qui réclament la reconnaissance non de ce qu’ils font mais de ce qu’ils sont. Au lieu que l’énergie sociale soit dépensée principalement pour « sortir de soi », pour entrer dans des activités partagées et participer à la chose commune, une partie croissante en est détournée pour faire valoir le sentiment pourtant incommunicable de l’individu-vivant, du je sentant ou sensible.
Charme et péril du lâcher-prise
« Laissez-faire, laissez-passer », telle est la formule simple mais prodigieusement séduisante de la liberté moderne, qu’il s’agisse de la circulation des blés, des travailleurs, des idées, ou des pulsions. Il y a toujours une partie de la société, un secteur d’activité, un aspect de la nature humaine, un domaine de l’être qui est encore entravé. Il y a toujours des obstacles, hommes et choses, qui empêchent ou ralentissent le mouvement. Il y a toujours une liberté nouvelle, des droits nouveaux à promulguer afin de désentraver, dégager, libérer la nécessité naturelle qui était déjà là et faisait sentir sa pression. (…) Si nous fermons un instant nos oreilles à la suggestion sans cesse susurrée de laissez-faire, laissez-passer, si nous nous efforçons d’être attentifs à la vie pratique telle que nous pouvons l’observer en nous et hors de nous, nous percevrons que toute action est au moins tendanciellement ou implicitement commandante ou commandée. C’est pourquoi d’ailleurs la vie humaine, qu’elle soit publique, sociale ou privée, est toujours essentiellement tendue. Ce n’est ni un défaut que nous devrions corriger ni une maladie dont nous devrions guérir. (…) (Or,) nous mettons notre foi dans le postulat qu’une certaine inaction, ou une certaine abstention, est à l’origine des plus grands biens.
Tandis que gonflent et s’accélèrent les flux qui emportent les hommes en même temps que les produits de leurs activités, nous ôtons les freins et nous abstenons des actions qui seraient susceptibles de modérer et de diriger le mouvement des hommes et des choses. D’ailleurs, pensons-nous, rien n’est plus ingrat ou stérile en général que la tension propre à l’homme agissant, qu’il se soucie de ce monde ou de l’autre. « Éviter le stress », « rester cool », « ne pas se prendre la tête », telles sont quelques versions du seul commandement dont nous reconnaissions la validité. La grammaire de la vie humaine s’est réduite pour nous au pâtir et au jouir. Entre ces deux modes de la passivité qui ont toute notre attention et qui fournissent la matière de tous nos nouveaux droits, nous n’avons plus de place pour l’agir. (…) L’humanité occidentale, en tout cas européenne, semble vouloir se rassembler tout entière non pour faire quelque grande chose nouvelle mais pour refuser unanimement et irrévocablement d’écouter et même d’entendre la question : que faire ?
Pierre MANENT
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