« La sauvagerie affleure toujours », in Le Figaro, 26 août 2018.
Le bilan de la délinquance, établi par la Police et la Gendarmerie pour le premier semestre 2018, montre une hausse continue des violences dans la société : 173 000 agressions (hors vols et violences sexuelles). Ces chiffres portent à plus d’un millier d’agressions en moyenne au quotidien. Pascal BRUCKNER livre son analyse de cette évolution.
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Le Figaro - Que vous inspire cette augmentation des actes de violence en 2017 ?
Pascal BRUCKNER - Dans une société incroyablement civilisée et fragile comme l’est la France, la moindre irruption de brutalité est vécue comme une catastrophe nationale. Même si les universitaires font état d’une baisse globale de la violence dans notre pays par rapport à voilà deux ou trois siècles, cette mise en perspective historique ne console en rien les personnes qui sont victimes de la violence aujourd’hui. La sauvagerie affleure toujours sous le mince vernis de la culture, contenue par la loi, l’éducation, les mœurs. Et le plus petit relâchement peut entraîner un regain d’insécurité qui nous laisse désarmés. Il semble que nous en soyons là.
Une des causes principales tient à l’essor d’un nouvel individualisme. Mai 68 a affirmé la toute-puissance du désir individuel, la légitimité de la colère si on entrave l’accomplissement de ses pulsions. « Obtenir tout, tout de suite », disait-on alors. Il en est résulté une infantilisation généralisée, le règne du caprice. L’ensauvagement du langage dès la cour de récréation en est un symptôme. En outre, désormais, toute attente est frustration, toute frustration un mal. Frapper devient alors une tentation. Chacun peut en faire l’expérience dans la salle d’attente d’un hôpital ou d’une gare. Tout paraît normal puis soudain quelqu’un se lève, se met à hurler, à menacer, voire à frapper le personnel. Ajoutons que la figure paternelle de l’autorité s’est effondrée. Or plus l’autorité faiblit, plus ce qui en demeure - à savoir le policier - suscite la haine des individus qu’on vient de décrire. En somme, plus l’État est faible, plus il est traité de fasciste.
L’essor de la délinquance est ressenti d’autant plus douloureusement en France que l’État est le dépositaire de la violence légitime. Sous la monarchie, la puissance publique a accompli un long effort pour accaparer les fonctions policières et militaires au détriment de la noblesse. Songeons à l’interdiction des duels par Richelieu sous Louis XIII. En France, l’individu n’a pas le droit de porter des armes et de se faire justice lui-même, sauf en cas de légitime défense entendue de façon très restrictive. Lorsque la délinquance augmente, l’État donne donc le sentiment de faillir à sa mission première.
Il est naturel que chacun modifie son comportement, prenne garde à ses déplacements, évite certains quartiers jugés dangereux. Les parents avertissent leurs enfants, en particulier les filles, sur les effets de l’alcool et de la frustration, surtout la nuit. Nous devenons aussi hypersensibles aux bruits suspects, aux détonations. Pour tout arranger, une partie de l’opinion constate l’embarras de nombreux médias et des autorités dans certaines affaires. On se souvient de la difficulté à décrire les auteurs présumés des actes de harcèlement dont des femmes se plaignaient dans le quartier Chapelle-Pajol à Paris. Or les médias ont le devoir de dire toute la vérité. Pratiquer omission ou euphémisme, c’est nourrir les supputations voire les fantasmes. Enfin, tirons une leçon d’ordre pratique des chiffres de la délinquance que vous révélez : même dans un pays très étatisé comme la France, les citoyens sont appelés à contribuer eux-mêmes à leur propre sécurité (vigilance, formation à l’autodéfense). Mais si la puissance publique continue à faillir, les Français risquent de vouloir aller plus loin encore et se faire leurs propres protecteurs, comme aux États-Unis. Or voulons-nous devenir américains ?
Propos recueillis par Guillaume Perrault