DEVECCHIO (Alexandre), « Genre, antispécisme, euthanasie : l’envers de la déconstruction », in Le Figaro, 14 septembre 2018.
John Money, Judith Butler, Peter Singer, Donna Haraway, ces penseurs figurent parmi les universitaires américains les plus réputés. Jean-François Braunstein a lu ces promoteurs de la déconstruction obsédés par le genre, les droits de l’animal et l’euthanasie. Il en a tiré La Philosophie devenue folle, un essai décisif qui met au jour, derrière les bons sentiments affichés, les conséquences terrifiantes des théories abstraites.
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Extraits choisis par Alexandre Devecchio
Les questions du genre, du droit des animaux et de l’euthanasie ont traversé l’Atlantique et sont devenues des débats sociétaux, censés nous passionner. L’identité de genre est-elle distincte de l’identité sexuelle ? Les animaux sont-ils des êtres sensibles ? Ont-ils des droits ? Doit-on légaliser l’euthanasie ?
Il serait pourtant possible de se poser d’autres questions, plus originales, un peu plus dérangeantes aussi. Si le genre n’a rien à voir avec le sexe, pourquoi ne pas en changer tous les matins ? Si le corps est à la disposition de notre conscience, pourquoi ne pas le modifier à l’infini ? S’il n’y a plus de différence entre animaux et humains, pourquoi ne pas avoir avec eux de relations sexuelles « mutuellement satisfaisantes » ? Si l’on choisit d’interrompre des vies « indignes d’être vécues », pourquoi ne pas tuer aussi les enfants « défectueux » ou non désirés ? Et pourquoi aussi ne pas changer le critère de la mort et nationaliser les cadavres, afin de pouvoir prélever sur les quasi-morts un plus grand nombre d’organes, en meilleur état, au profit de vivants plus prometteurs ?
Amputomanie, zoophilie, eugénisme, ce n’est là qu’un petit échantillon des questions qui se posent lorsque sont changées radicalement les définitions du sexe et du corps, lorsque est effacée la frontière entre homme et animal, lorsqu’on admet que toutes les vies n’ont pas la même valeur. Ces questions sont si choquantes qu’elles pourraient sembler avoir été inventées pour l’occasion. Ce n’est absolument pas le cas. Ce sont là des thèmes ultra-classiques de la réflexion « morale » anglo-saxonne contemporaine. Il faut savoir que les réponses qui y sont apportées par les universitaires américains les plus réputés sont en général les plus absurdes et les plus choquantes que l’on puisse imaginer.
Le fondateur de la théorie du genre, John Money, envisage que l’on puisse se faire amputer de tel ou tel membre dont nous ne sommes pas satisfaits. La célèbre théoricienne des cyborgs Donna Haraway décrit avec émotion les « baisers profonds » qu’elle échange avec sa chienne, de manière à effacer les « barrières d’espèce ». Le très influent théoricien de la libération animale Peter Singer prône régulièrement l’infanticide comme corollaire de son engagement en faveur de l’euthanasie. Quant au combat pour une « mort digne », il conduit le fondateur de la bioéthique, Hugo Tristram Engelhardt, à suggérer de faire des expérimentations médicales sur des malades au cerveau lésé plutôt que sur des « animaux non humains ».
Leurs disciples sur le Vieux Continent leur emboîtent désormais le pas. On dira peut-être que nous exagérons, que ce n’est pas tout à fait ce que ces auteurs veulent dire, qu’il faut nuancer. On aimerait même supposer qu’ils visent simplement à provoquer, ou qu’ils veulent plaisanter. Il n’en est rien. Tous sont extrêmement sérieux : le manque total de sens de l’humour est même l’une de leurs principales caractéristiques.
Aux origines de la théorie du genre
Il existe bien un concept de « genre » et ce concept est apparu très précisément en 1955 sous la plume d’un psychologue et sexologue de la prestigieuse université américaine Johns Hopkins, John Money. Ce fut longtemps un héros de la pensée féministe et postféministe. John Money est issu d’une famille appartenant à la confrérie chrétienne fondamentaliste et ultra-puritaine des Brethren en Nouvelle-Zélande. Après des études de psychologie à l’université de Wellington, il part finir ses études à Harvard où il soutient en 1952 une thèse sur la question de l’hermaphrodisme. C’est dans un article de 1955 qu’il utilise pour la première fois le concept de « genre » et l’expression de « rôle de genre ». Le genre est ainsi pour la première fois distingué du sexe biologique : les deux coïncident le plus souvent mais ce n’est pas toujours le cas. Cette notion de genre sera popularisée en 1972 par Money dans son livre le plus célèbre, écrit avec la psychologue et sexologue Anke Ehrhardt, Un homme et une femme. Un garçon et une fille.
Au-delà d’arguments tirés de l’anthropologie culturelle, le livre est pour une part essentielle fondé sur le « cas John/Joan » qui semble justifier le raisonnement de Money, mais causera aussi sa perte. En 1966, Money est consulté par des parents, les Reimer, parents de jumeaux dont l’un, David, que Money appellera « John » dans ses comptes rendus, a été mal opéré d’un phimosis du fait d’un mauvais réglage de scie électrique : son pénis a été quasi entièrement détruit. Les Reimer ont entendu à la télévision cet éminent spécialiste de l’hermaphrodisme et du transsexualisme à Johns Hopkins, qui explique que l’on peut transformer un garçon en fille et vice versa. Ils vont donc le voir pour lui demander ce qu’il peut faire pour David. Money leur explique qu’il faut opérer David, enlever ce qui reste de ses organes génitaux masculins et l’élever comme une fille : il deviendra alors une fille.
Les parents hésitent et demandent du temps pour réfléchir mais Money leur explique qu’il faut faire vite car l’identité de genre se fixe tôt, à deux ans et demi ou trois ans. Il ne reste plus longtemps car John a déjà dix-neuf mois. Les parents finissent par accepter l’opération et en 1967 les restes du sexe masculin de David sont enlevés chirurgicalement. David/John est transformé en une fille que Money choisira de nommer « Joan ». Un traitement hormonal lui est ensuite donné pour faire à l’avenir coïncider son sexe avec le genre que l’éducation aura « imprimé » en lui. Cette transformation semble d’abord réussie. Dans Man & Boy, Money et Ehrhardt expliquent que le garçon John est devenu une « petite fille modèle » au comportement très différent de celui de son frère. Le ton de Money est véritablement triomphaliste puisqu’il écrit : « Pour se servir de l’allégorie de Pygmalion, on peut commencer avec la même argile à façonner un dieu ou une déesse. »
Le petit garçon n’est pas une petite fille comme les autres
Le nom de John Money a refait surface en France, lors des débats sur le « mariage pour tous » et le genre, mais sous la plume d’auteurs très critiques alors que les partisans de la théorie du genre ont fait semblant de ne plus le connaître. C’est ainsi que Michel Onfray a évoqué le cas John/Joan et a rappelé, ce qui était assez largement ignoré en France, que l’histoire de John/Joan ne s’est pas du tout terminée comme Money l’aurait voulu. Ce cas fut en fait un échec complet, qui s’est terminé tragiquement. Money avait dissimulé ce dénouement, qui ne fut découvert que grâce à un psychiatre, adversaire de longue date de Money, puis surtout grâce à un reportage de la BBC en 1980 et à un article dans le journal Rolling Stone en 1997. L’auteur, John Colapinto, a ensuite tiré un livre passionnant, paru en 2000, fondé sur de nombreux entretiens avec David Reimer et les différents protagonistes de l’affaire, mais aussi sur de riches archives.
En fait, on se rend compte en lisant le livre de Colapinto - que ni Money ni ses partisans n’ont jamais contredit - que le jeune David Reimer a continué à jouer à des jeux de garçon, à se comporter comme un garçon, à se sentir un garçon. À l’adolescence, il sera attiré par les filles. C’est avec de plus en plus de réticence qu’il se rend aux visites médicales annuelles qu’il doit faire à Baltimore dans le service de Money. David n’est pas non plus très enthousiaste lorsque Money, pour le convaincre d’accepter de devenir une fille, lui montre des photos de femmes en train d’accoucher. Money ne rencontre pas un plus grand succès lorsqu’il fait rencontrer à David des transsexuelles « male to female » afin de le convaincre de changer définitivement de sexe. David prend alors la fuite, terrorisé par l’avenir qui lui est promis. Il refusait déjà depuis quelque temps de prendre le traitement hormonal qui lui était imposé.
Lorsque son âge avance et que la menace d’une opération définitive de création d’un sexe féminin se fait plus proche, à l’âge de treize ans, David refuse carrément de retourner consulter Money, menaçant ses parents de se suicider si on l’y contraint. Il obtient alors d’arrêter son traitement, suit un nouveau traitement à base de testostérone, se fait enlever les seins qui s’étaient développés à la suite de son traitement hormonal et fait procéder à une phalloplastie. À l’âge de quatorze ans, il décide de s’appeler à nouveau David. Informé de toutes ces difficultés, conscient des résistances de David au traitement qui lui était imposé, Money ne révisa pas pour autant ses hypothèses et continua de faire pression sur l’enfant pour essayer de le faire céder. Quand les critiques se firent plus nombreuses, à la suite des reportages consacrés à David, Money ne voulut voir dans ces critiques qu’une conspiration de l’extrême droite et des mouvements antiféministes. La fin de l’histoire est encore plus triste car David choisit de se suicider en 2004. Son frère était lui-même devenu alcoolique, sans doute détruit en partie par la négligence de ses parents à son égard, qui étaient uniquement préoccupés d’essayer de sauver David.
Antispécisme et eugénisme
Pour Singer et les siens, il s’agit de montrer que la différenciation que l’on fait entre humain et animal, en se fondant sur un certain nombre de facultés essentielles, ne tient pas. Admettons que l’on définisse l’humanité par le langage, la conscience ou la raison. Ce serait parce qu’ils sont dépourvus de ces facultés que les animaux sont dotés d’un statut inférieur. C’est pour cette raison qu’il serait considéré comme normal de faire sur eux toutes sortes d’expérimentations scientifiques au profit des humains, qui se trouvent eux dotés d’un statut « supérieur ». Or, selon Singer, il existe toute une série d’êtres habituellement qualifiés d’humains qui ne jouissent pas de ces facultés, quelle que soit celle qui est choisie pour différencier l’homme de l’animal. Ce sont ceux que Singer qualifie, dans un étonnant euphémisme, de « cas marginaux » ou de « cas non paradigmatiques ». En fait, il désigne ici les enfants et adultes handicapés mentaux, les vieillards séniles ou les personnes en coma dépassé qui sont dépourvus de conscience, de langage ou de rationalité.
Mais il est considéré comme totalement inacceptable de faire des expérimentations sur ces humains « marginaux » alors que l’on en pratique sans aucun problème sur des animaux qui sont, selon Singer, beaucoup plus conscients ou intelligents que ces humains extrêmement diminués. Comment expliquer une telle différence de comportement ? Selon Singer, la seule explication tiendrait à un préjugé inconscient et totalement irrationnel qui nous fait préférer notre espèce, l’espèce humaine, à toutes les autres espèces animales. Du point de vue de cet argument, les animaux non humains d’une part et les jeunes enfants attardés mentaux de l’autre se trouvent dans la même catégorie ; et si nous utilisons cet argument pour justifier une certaine expérience sur des animaux non humains nous devons nous demander si nous sommes également prêts à autoriser cette même expérience sur de jeunes enfants humains ou des adultes attardés mentaux…
Des chimpanzés et des hommes
Ce sont les intérêts des êtres sensibles qu’il convient de protéger et non ceux des « animaux humains ». Singer précise quelquefois qu’il n’a pas dit qu’il faut traiter les humains handicapés aussi mal que les animaux, qu’il voudrait faire tout le contraire. Singer annonce que son but est « d’élever le statut des animaux, non d’abaisser celui des humains ». On peut cependant en douter. Ainsi, à ceux qui s’inquiètent des effets de l’interdiction des expérimentations sur les animaux, il répond qu’il vaudrait mieux faire des expériences sur les humains dans le coma. Au journaliste qui lui pose une question « précise » : « La recherche sur les chimpanzés a conduit au vaccin contre l’hépatite B, qui a sauvé beaucoup de vies humaines. Faisons comme si nous étions au moment où la recherche a commencé. La stopperiez-vous ? », Singer répond : « Je ne suis pas à l’aise avec toute recherche envahissante sur les chimpanzés. Je voudrais demander s’il n’y a pas une autre solution ? Et je pense qu’il y a d’autres solutions. Je dirais, pourquoi ne pas obtenir le consentement des proches de gens qui sont dans des états végétatifs ? » Réponse du journaliste : « Ce serait une émeute ! » Singer conclut très explicitement : « Si vous pouviez vraiment déterminer en toute certitude que cette personne ne redeviendra plus jamais consciente, ce serait beaucoup mieux de se servir d’elle plutôt que d’un chimpanzé. »
Alexandre Devecchio
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