Chef du bureau opérations-instruction du 1er régiment de tirailleurs, régiment d’infanterie blindée d’élite basé à Épinal, l’officier (1) décrit l’arrivée « à la maison » de ses soldats, après de longs mois de mission en Irak, au Mali, en Centrafrique et dans d’autres pays africains.
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Six heures froissé dans une carlingue, bercé par le bruit des moteurs. Il a sombré dans une douce torpeur avant même le décollage, avec ce sentiment libérateur que d’autres s’occupent de lui. Après quatre mois de mission opérationnelle en territoire hostile, il se laisse faire, en apesanteur.
La perspective réconfortante de retrouver sa famille dans un moment n’efface pourtant pas un vague malaise. Pas facile de se dévouer corps et âme à sa mission des mois durant puis de tourner les talons pour retrouver sa petite vie. La fierté du devoir accompli n’efface pas le regard interrogateur des enfants au bord des routes. Pourquoi tu t’en vas ? On a encore besoin de toi ici…
Parce que là-bas, la guerre ne s’arrête pas, la mort non plus. À sa mesure, avec ses hommes, ils lui ont fait face. Ils l’ont regardée dans les yeux, plusieurs fois. Remparts infimes face à la violence aveugle, ils se sont tenus debout, envers et contre tout. Sur ordre de leurs chefs et par fidélité à leur engagement de soldats.
Des camarades ont pris le relais après quelques jours de consignes. Mandat après mandat, ils forment une chaîne ininterrompue pour défendre la France aux avant-postes. Afghanistan, Mali, Centrafrique, Irak. À 34 ans, il a déjà pas mal « tourné ». Mais partager la misère des hommes ne laisse pas indemne et on ne rentre jamais tout à fait d’un théâtre d’opérations. Le soldat laisse des poussières d’âme derrière lui, parce que faire la guerre oblige l’homme à se révéler tel qu’en lui-même.
La porte s’ouvre, sa fille bondit littéralement dans ses bras. Mais dans un coin du salon, le plus jeune, six ans, ne sait pas trop quoi faire. Lui aussi a souffert de l’absence. Submergé par trop de sentiments contradictoires, il pleure. Émotion irréelle de presser ses enfants sur son cœur. Pendant la mission, c’est leur photo qui était en permanence contre lui, sous son gilet pare-balles. Partir dans des pays en guerre où on risque sa vie à tout moment fait partie du contrat. C’est l’essence même du métier de soldat. Ça en fait le sel, parfois le fardeau. Partir est exaltant. Revenir est délicat, comme la manœuvre d’un navire entrant au port exige prudence et concentration. Retrouver sa place réclame une humilité rendue difficile par la fatigue de la mission.
Est-il encore indispensable aux siens ? La famille s’est débrouillée sans lui, c’est une fierté, un soulagement et une appréhension à la fois. Parfois aussi les fantômes de la guerre le poursuivent au long des nuits, et le guerrier désarmé s’éveille en nage de son cauchemar. La famille doit comprendre, les proches doivent accepter. De la tendresse. Du tact. Du temps. Lui continue à se battre - silencieusement, contre lui-même. Assailli de bruits familiers et de cris joyeux, il aperçoit sa femme. Debout, la gorge serrée, ses yeux brillent d’une joie embuée. Après quatre mois passés à contenir ses émotions, la digue rompt brusquement. La tension accumulée au fil des jours, l’angoisse permanente de la mauvaise nouvelle qui s’ajoute au poids des soucis quotidiens se déversent enfin. Pendant cent vingt jours, elle a sursauté à chaque coup de téléphone, à chaque notification de son smartphone, à chaque carillon de la porte d’entrée. Redoutant d’ouvrir à un officier en grande tenue venu lui annoncer un malheur.
Les derniers jours sont les plus oppressants. On retient presque sa respiration par crainte de la catastrophe de dernière minute. On imagine le titre des journaux : « Cruel coup du destin à quelques heures du retour… » Tout à la joie des retrouvailles, le soldat oublie les moments difficiles vécus par l’intermédiaire frustrant du téléphone. Tout ce qu’il ne pouvait pas dire et qu’il aurait eu besoin de partager. Et les sanglots de sa fille, quand elle a compris qu’il ne serait pas rentré pour Noël. Les soupirs de sa femme, quand la chaudière a lâché pendant la vague de froid. Les silences de son fils, qui ne voulait plus lui parler.
Quatre mois de mission, parfois six. C’est dérisoire à l’échelle d’une guerre. C’est conséquent à la mesure d’un homme. C’est beaucoup dans l’histoire d’une famille. C’est un don collectif à la nation, celui d’une tranquillité domestique chavirée en conscience pour répondre à l’appel du devoir. Il a fait son travail. Et repartira si c’est nécessaire.
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