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Nos nations doivent mettre un terme à la guerre qu’elles mènent contre leur histoire

MANENT (Pierre), « Nos nations doivent mettre un terme à la guerre qu’elles mènent contre leur histoire », in Le Figaro, 4 juillet 2019.

Article mis en ligne le 5 juillet 2019
dernière modification le 13 novembre 2020

par Nghia NGUYEN

La nation doit-elle être protégée ? Question troublante : la nation n’est-elle pas la forme politique qui, depuis des siècles, protège les formes de vie que les Européens se sont données ? Mais question pertinente et urgente : qu’adviendra-t-il de nous si notre protecteur a besoin d’être protégé ?

Premier point : nous vivons encore principalement dans nos nations, ou selon la forme nationale. Bien sûr les sociétaires voyagent au loin, font leurs études ou travaillent à Londres ou Sydney, et les représentations collectives nous persuadent que nous vivons dans le « village global ». Pourtant, dès que la crise frappe, par exemple ces jours-ci avec les « gilets jaunes », nous n’avons aucun doute que la crise est nôtre, qu’il s’agit d’une crise française, qu’il s’agit de nous Français. Donc nous vivons encore principalement dans nos nations. Tel est le fait, mais un fait qui a, si j’ose dire, perdu son droit. C’est une réalité observable, mais qui a perdu son autorité sur nos âmes, ou à laquelle nous ne savons plus donner un sens. On pourrait dire encore : la nation reste une réalité, mais dépourvue de légitimité, ou dont la légitimité est résiduelle.

Où est la légitimité politique pour nous aujourd’hui ? Voici comment je décrirais notre situation : tandis que, dans l’ordre classique de la nation européenne moderne, le corps politique se produisait lui-même à partir de lui-même par une éducation commune et un gouvernement représentatif de l’association civique, aujourd’hui la légitimité nous vient de l’extérieur, ou, comme nous disons, du « monde ». Laissez faire, laissez passer, tel est le commandement auquel nous entendons nous soumettre, il vaut pour tous les flux qui animent le monde, qu’il s’agisse de marchandises, de capitaux, d’êtres humains. Nous accordons à ces flux une légitimité de principe, la preuve en est que les nations dans lesquelles nous continuons de vivre, de voter et légiférer, n’ont plus à nos yeux de légitimité opposable à la force de ces flux.

Tout ordre humain, Pascal le soulignait, doit joindre ensemble la justice et la force. Jusqu’à une date récente, c’était dans la nation démocratique, dans la république au sens strict du terme, que nous faisions tenir ensemble la justice et la force. Aujourd’hui c’est dans les flux mondiaux que nous voyons les deux éléments se réunir. Lisez les considérants du pacte de Marrakech que la plupart des gouvernements européens ont signé : les rédacteurs partent du postulat que les flux migratoires sont le phénomène le plus significatif du monde présent, celui par rapport auquel toutes nos démarches doivent s’ordonner, de sorte que, tel est le commandement explicite, les États constitués doivent faciliter la circulation de ces flux de toutes les façons possibles, y compris, car le point n’est pas omis, en réglementant la manière dont les citoyens parlent des migrations.

Ainsi, nous continuons de vivre dans nos vieilles nations, mais la légitimité s’est déplacée vers l’humanité qui agit sur nous par la force et la justice des flux. Mais l’Europe, direz-vous, n’est-elle pas le lieu d’une nouvelle légitimité ? L’Europe ne vient-elle pas à notre secours pour nous donner la force et la justice qui nous manquent ? Certes elle est beaucoup plus vaste que les nations qui la constituent, mais aussi loin qu’elle s’étende, elle ne se confond pas avec l’humanité, et face aux flux mondiaux l’Europe doute de sa force et de sa légitimité presque autant que les vieilles nations, et ses frontières sont aussi difficiles à protéger et justifier que les frontières nationales. Face à la pression du « monde », l’Union européenne nous apporte un supplément de force et de légitimité qui est resté jusqu’ici largement illusoire ou programmatique.

Aussi exalté soit-il, le sentiment de soi des Européens, ou de la classe dirigeante européenne, ne suffit pas à produire une légitimité politique. La conviction de la supériorité européenne se nourrissait jadis du sentiment que la nation européenne, la république démocratique dans le cadre national, représentait le stade ultime de la civilisation humaine. Aujourd’hui, ce même orgueil d’être parvenu au sommet de la civilisation, se nourrit du rejet de la nation : les Européens n’admettent plus qu’un seul point de vue sur le monde, le point de vue de l’humanité sans frontières, le point de vue de l’homme en général. Au lieu de regarder l’Europe comme le rassemblement d’une partie spécifique, singulière, de l’humanité qui entend consolider la forme de vie qui lui est propre, nous ne voulons prendre en considération que l’homme en général, les hommes en général, et nous autres Européens, nous ne voulons être que des hommes en général, seulement un peu plus généraux que les autres. Notre idée du progrès tend à délégitimer et proscrire les mœurs et les règles, les institutions et en général les formes de vie qui définissaient les nations européennes.

Comme si l’énergie spirituelle qui était dépensée jadis dans la construction la plus raffinée possible d’une forme de vie commune, ne trouvait d’autre débouché aujourd’hui que dans cette étrange guerre que chaque nation européenne conduit contre elle-même, occupée qu’elle est non plus à célébrer ses victoires et accomplissements, mais à faire l’inventaire de ses crimes et en somme à maudire tout ce qu’elle avait accompli quand elle était dans sa force. Il serait temps, je suppose, de mettre un terme à la guerre que nous menons contre nous-mêmes et contre notre histoire. Cela vaut aussi bien pour l’ensemble européen que pour ses nations constituantes. Si nous voulons retrouver un peu de confiance en nos forces, il est indispensable que nous retrouvions un peu d’affection pour les formes de vie familiale, sociale, religieuse, qui ont défini l’Europe quand elle était dans sa force, et qui, si elles ont nécessairement entraîné des exclusions et des oppressions, n’en furent pas moins au principe des accomplissements européens. Si nous voulons être simplement des « hommes en général », et qui plus est des « hommes innocents », des hommes que rien ne rattache plus aux actions et institutions, et donc aux fautes de notre passé, alors nous ne serons bientôt plus rien. Il n’est pas question de renouer avec l’arrogance des siècles passés. En vérité c’est notre volonté ou prétention d’innocence qui prolonge cette arrogance européenne.

Rentrons donc dans l’humanité commune, et agissons comme des hommes agissants, essayons d’être courageux, avec le risque d’être lâches, d’être justes, avec celui d’être injustes, d’être prudents, avec le risque d’être imprudents. Puisque nous mettons l’égalité au-dessus de tout, agissons comme des hommes parmi les hommes, et au lieu de prétendre à l’innocence, c’est-à-dire à une justice sans force, essayons d’être un peu plus forts, même au risque d’être un peu moins justes.

Pierre MANENT

 


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