BARLUET (Alain), « Les puissances navales se réarment tous azimuts », in Le Figaro, 26 février 2017.
Les océans redeviennent le théâtre et l’enjeu privilégiés de la confrontation entre les États. La mer revient au cœur des grands enjeux géostratégiques. Depuis une décennie, et pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, les océans redeviennent le théâtre de la confrontation entre les puissances qui renforcent massivement leurs flottes de guerre, notamment en Asie. Les zones de tension ou de conflit potentiel s’étendent de l’Atlantique à la mer de Chine méridionale, en passant par l’océan Indien, le golfe d’Aden et la Méditerranée orientale. Fin janvier, en pleine mer Rouge, les rebelles yéménites houthistes n’ont pas hésité à attaquer une frégate saoudienne.
Le réarmement naval est spectaculaire. Au cours des quatre années écoulées, la marine chinoise a mis en service 80 navires de guerre (dont un porte-avions et trois sous-marins nucléaires), soit l’ordre de grandeur de la marine nationale. Pékin contrôle aujourd’hui la deuxième marine de guerre du monde en tonnage et vise la parité avec les États-Unis à l’horizon 2025. L’Inde dispose d’un porte-avions, le Vikramaditya, livré en 2013 par la Russie, et ambitionne d’en avoir trois à l’horizon 2030 pour maintenir en permanence un groupe aéronaval sur ses façades maritimes. En Russie, la flotte sous-marine, en déshérence il y a vingt ans, est revenue au premier plan, grâce à un savoir-faire ancien, d’excellentes académies navales et des budgets conséquents.
La flotte de la Mer noire
Les Russes sont en train de construire simultanément trois séries de sous-marins modernes. D’abord, des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de type Boreï (trois unités disponibles, cinq autres en fabrication). Ensuite, des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de type Iassen : au Severodvinsk, premier de cette classe, devraient s’ajouter six ou sept unités. Enfin, des sous-marins classiques de type Kilo, dont six exemplaires ont été mis en service entre 2014 et 2016 pour la flotte de la mer Noire. Six unités supplémentaires viennent d’être commandées. En revanche, la flotte de surface russe est vieillissante et sa durabilité pose question.
Ce réarmement s’accompagne d’un regain d’activité sur toutes les mers du globe. Un changement profond de l’environnement stratégique est à l’œuvre, caractérisé par une remilitarisation rapide des océans. Les stratégies de puissance s’y expriment à nouveau et de façon extrêmement forte. Des bouleversements que les états-majors des nations occidentales tardent parfois à prendre en compte. Après la chute de l’URSS, la mer a pu s’apparenter à un espace de libre manœuvre, dépourvu de risques majeurs. Certains stratèges, aux États-Unis et en Grande-Bretagne notamment, anticipaient même la fin du combat naval en haute mer. Ces appréciations ont conduit à des « trous capacitaires », comme ceux qui affectent gravement la marine britannique.
Le temps où l’on pensait pouvoir récolter, en mer aussi, les « dividendes de la paix », n’est plus d’actualité. Chinois, Indiens, Russes, Japonais, Sud-Coréens, Australiens et d’autres nations investissent les espaces maritimes laissés vacants à la fin de la guerre froide. Une vaste compétition s’esquisse pour le contrôle de ces espaces où les puissances peuvent se mesurer, voire s’affronter, loin des caméras et des dommages collatéraux. Par ailleurs, dans plusieurs zones, comme celle du golfe de Guinée, la piraterie prospère. Il y a trois siècles, pour devenir pirate, il fallait être un marin aguerri. Il suffit maintenant de posséder un canot et une kalachnikov…
Montée en gamme chinoise
Les marines asiatiques viennent de plus en plus souvent croiser en Atlantique et en Méditerranée. Même constat pour la marine russe qui, depuis quelques années, se déploie loin et longtemps, comme au temps de la guerre froide. À Tartous, en Syrie, la réinstallation des Russes illustre le retour des stratégies de contrôle des points d’appui et des détroits. Les Chinois déploient des bases sur le pourtour de l’océan Indien, de Djibouti à Gwadar, au Pakistan. En mer de Chine méridionale, la remise en cause du droit international fait peser des menaces sur la souveraineté des États. Le dernier Livre blanc chinois (2015), clairement axé sur la dimension maritime, illustre la volonté de passer d’une puissance continentale à une puissance navale. À l’horizon 2050, grâce à ses sous-marins et à ses porte-avions, les Chinois ambitionnent d’être présents sur toutes les mers de la planète et d’« être en mesure de répondre à tout moment à n’importe quelle situation ».
Cette montée en gamme chinoise inquiète les États-Unis même si l’US Navy reste la première flotte de guerre mondiale. Un roman à succès, Ghost Fleet, imagine même la prochaine guerre du Pacifique, un nouveau Pearl Harbor, avec les Chinois dans le rôle des Japonais de 1941. Au Pentagone, on se montre préoccupé par la vulnérabilité des bases à terre qui pourraient être la cible de « frappes préemptives » dans le périmètre d’influence de la Chine. Des craintes qui justifient le réarmement naval notamment pour ce qui concerne les porte-avions, moins faciles à « traiter » qu’une base fixe. Ces « plateformes » aéronavales redeviennent un atout majeur pour les grandes marines. En France, la question de la construction d’un deuxième porte-avions, en plus du Charles-de-Gaulle, « n’est pas absurde » et « peut se poser », a estimé jeudi dernier le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian.
Dans sa catégorie, la marine nationale française tient son rang. Selon les spécialistes, elle se positionne derrière celle des États-Unis, eu égard à son spectre capacitaire complet, ses savoir-faire, sa présence sur les cinq continents - le domaine maritime français est supérieur à 11 millions de km2 - et ses programmes (frégates FREMM et FTI, sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda, missile de croisière naval…). Mais ce modèle souffre de fragilités à cause du suremploi, et la marine doit relever le défi du renouvellement de ses hommes et de ses équipements dans un contexte budgétaire fortement contraint et incertain.
Alain Barluet