Thomas VINTERBERG, Kursk, 2018.
Réalisé par Thomas VINTERBERG, Kursk est un film franco-belgo-luxembourgeois qui raconte l’accident survenu à bord du sous-marin russe K-141 Koursk le samedi 12 août 2000. Cet accident qui a causé la mort de tout l’équipage (118 sous-mariniers) est l’un des plus graves de l’histoire sous-marine. Révélant les problèmes structurels de la Marine russe au lendemain de la Guerre froide, il a également traumatisé l’opinion publique russe du fait d’une communication de crise désastreuse de la part de l’Armée et du gouvernement de l’époque (le Président était Vladimir POUTINE). Le récit qu’en fait VINTERBERG repose sur l’enquête du journaliste Robert MOORE, Sauvez le Kursk ! Il met en lumière le désarroi des familles et l’incompétence si ce n’est le cynisme des autorités, ce qui valut au film une certaine hostilité lors de sa diffusion sur les écrans russes.
Le sous-marin K-141 Koursk
Le K-141 Koursk est un sous-marin russe de la classe Oscar (1). Avec une longueur de 134 m – 154,8 m pour les Oscar II -, une largeur maximale (maître-bau) de 18,2 m, un tirant d’eau de 9 m et un déplacement entre 16 000 et 18 000 tonnes en plongée, les sous-marins de la classe Oscar sont conçus comme des « croiseurs sous-marins », et sont parmi les plus gros sous-marins au monde. Construits en double coques avec 9 compartiments étagés sur 4 ponts, ce sont des bâtiments à propulsion nucléaire, équipés de deux réacteurs OK-650 développant chacun une puissance de 190 MWt.
En 2000, le Koursk est un bâtiment récent, construit au début des années 1990 et entré en service le 30 décembre 1994. Comme tous les Oscar, c’est un sous-marin à propulsion nucléaire, lanceur de missiles de croisière (2), taillé pour le combat océanique et l’affrontement avec les porte-avions américains. L’équivalent dans les flottes occidentales sont les SNA (3). Avec une vitesse de pointe de 32 nœuds jusqu’à 300 m de profondeur, le sous-marin Koursk emporte 24 missiles de croisière antinavire P-700 Granit (4) auxquels il faut ajouter des torpilles 65-76 Kit (5).
Huitième bâtiment de la série Oscar II, le Koursk fait figure de fleuron de la Marine russe. Affecté à la 7e Division de la Flotte du Nord, il est basé à Vidiaïevo en 1995. Du 5 juillet au 19 octobre 1999, en pleine Guerre du Kosovo, il croise au large des côtes européennes, et entre en Méditerranée où il effectue une mission de surveillance de la VIe flotte américaine. Le K-141 Koursk est donc mis en avant pour réaffirmer la présence russe sur les océans, suite à la raréfaction des manœuvres navales liée à la fin de la Guerre froide.
Le 10 août 2000, il est engagé dans le plus grand exercice naval russe depuis 1995 : Summer-X. Déployé en Mer de Barents aux côtés d’une trentaine de bâtiments de la Flotte du Nord, dont le croiseur Pierre le Grand (6), le K-141 est intégré dans un scénario de guerre où il faut jouer les manœuvres habituelles devant attester du renouveau opérationnel de la Flotte russe : furtivité, manœuvres d’attaque, essais des armements. La chose avait été promise par le candidat POUTINE élu à la présidence de la Fédération de Russie le 26 mars précédent.
L’accident du samedi 12 août 2000
C’est une annonce du service de communication de la Marine russe à la presse internationale, le lundi 14 août 2000, qui révèle une avarie à bord du sous-marin Koursk, obligeant celui-ci à se poser sur le fond de la mer de Barents (7). Les autorités russes s’empressent de préciser qu’il n’y a aucun armement nucléaire à bord du submersible, et que le taux de radiation sur la zone de l’exercice reste normal. Ce dernier est cependant interrompu, et de nombreux bâtiments sont déroutés vers une zone au large de la péninsule de Kola. L’incident aurait eu lieu dimanche dans les eaux internationales entre la Russie et la Norvège, et les communications radio avec le sous-marin seraient maintenues.
Les informations russes sont accueillies avec prudence compte tenu de nombreux précédents de sous-marins que la Russie a déjà perdu (8). Dans les heures qui suivent, cette prudence se transforme en un véritable scepticisme eu égard à une évolution rapide de la situation qui révèle des contradictions grandissantes dans le discours des autorités militaires russes. Au lendemain de l’annonce - le mardi 15 -, la situation qui filtre à travers la presse s’avère d’emblée inquiétante si ce n’est bientôt catastrophique : l’événement ayant immobilisé le K-141 n’a pas eu lieu dimanche mais samedi à 11.30, et ce qui était jusqu’alors présenté comme un incident technique est, en fait, un accident beaucoup plus grave qui laisse penser que le sous-marin aurait ni plus ni moins coulé.
Contrairement à ce qui avait été annoncé par les Russes, il n’y a pas non plus de cloches de secours arrimées au submersible, donc il n’y a pas d’alimentation en oxygène pour un bâtiment dont on ne sait pas si les réacteurs nucléaires sont encore en état de marche. La situation est d’autant plus embarrassante que des bâtiments de l’OTAN se trouvent à proximité de la zone qu’ils surveillent depuis le début de l’exercice (9). Ils ont ainsi enregistré très nettement deux explosions, dont la puissance a pu être évaluée. La première a eu lieu à 11.28 (heure locale) et a correspondu à une puissance de 100 kg de TNT. Deux minutes plus tard, une seconde explosion bien plus puissante se produit. Elle correspond à plusieurs tonnes de TNT cette fois, ainsi qu’à une magnitude sismique de 3,5. Suite aux recoupements d’indices, à l’enquête officielle réalisée par le gouvernement russe, mais aussi à l’intervention des plongeurs britanniques et norvégiens, la chronologie des événements est aujourd’hui bien établie nonobstant les nombreuses hypothèses qui ont pu entourer la cause de l’accident.
La première explosion fut très certainement la plus meurtrière. Elle a eu lieu à la proue du sous-marin dans le compartiment des torpilles et a ouvert une voie d’eau qui a submergé les 4 à 6 premiers compartiments sur les 9 en très peu de temps. Le Koursk a donc immédiatement coulé sans pouvoir opérer la procédure de remontée en urgence. Il se pose sur le fond quand a lieu la deuxième explosion qui finit d’inonder les derniers compartiments à l’exception du 9e – situé à la poupe - où se trouve alors une poignée de sous-mariniers. À ce stade, et moins de 10 minutes après la première explosion, on sait que la grande majorité des membres de l’équipage a été tuée. La plupart des officiers, qui se trouvait dans les 4 premiers compartiments, a péri. Le bâtiment git à 108 mètres de profondeur, couché sur le flanc avec une inclinaison de 60°.
Ce n’est qu’en l’absence d’émissions radio du Koursk que les recherches sont lancées à 23.30, douze heures après l’accident. L’épave du K-141 est repérée dimanche à 4.30, ce qui permet de lancer les premières opérations de sauvetage. Aucune balise de détresse n’a été déclenchée, et aucune communication radio ne pourra être établie. Seuls quelques coups provenant de l’intérieur du sous-marin seront entendus, dont les derniers résonneront le mardi après-midi selon les sauveteurs russes. C’est donc presque 48 heures plus tard, le lundi 14 août à 10.00 du matin, que la Marine russe annonce l’accident assurant que l’équipage est bien vivant et que des cloches de sauvetage sont arrimées au submersible afin d’assurer son approvisionnement en oxygène.
Une tentative de sauvetage catastrophique
En fait, les Russes ne parviendront jamais à mettre en œuvre leurs engins de secours. Dans des conditions météorologiques difficiles et avec de forts courants sous-marins, les cloches téléguidées depuis la surface à partir du navire de sauvetage Mikhaïl Rudnitsky tombent en panne, et les deux sous-marins spécialisés de la classe Bester et de la classe Priz n’ont pas la puissance nécessaire pour opérer. Surtout, la gîte du Koursk au fond de l’eau empêche tout arrimage étanche sur le sas d’évacuation. Cette étanchéité était indispensable pour réaliser l’équilibre de pression entre le sous-marin et le véhicule de secours
Entre-temps, aucun membre du K-141 n’a pu effectuer l’opération du « sassement » à savoir une sortie individuelle du sous-marin par le sas de secours suivie d’une remontée à la surface dans une combinaison de survie spéciale. Ces combinaisons étaient-elles présentes à bord et étaient-elles accessibles ? Le sas d’évacuation était-il opérationnel ? Les survivants étaient-ils, par ailleurs, en condition physique pour opérer un effort qui aurait soumis les organismes à un différentiel de pression allant de 10 à 1 bar (10) ?
Les réacteurs nucléaires OK-650 B du Koursk ne semblent pas avoir été endommagés par les explosions. Ils ont été arrêtés quasi-immédiatement, et aucune réaction en chaîne n’a été détectée. La Mer de Barents étant par ailleurs une mer froide, l’environnement a très certainement aidé à accélérer le refroidissement du cœur nucléaire du sous-marin. Ce faisant, la production d’électricité a également cessé avec pour conséquence la chute des températures et une raréfaction de l’oxygène. Les batteries de secours ont continué à refroidir les réacteurs au détriment de l’éclairage et du maintien de la température. Une lettre retrouvée sur le cadavre du Lieutenant Dimitri KOLESNIKOV permet de savoir que 23 sous-mariniers ont pu survivre quelques heures en situation dégradée. Réfugiés à l’arrière, dans le compartiment 9, ils ont utilisé des chandelles à oxygène à savoir des blocs de perchlorate qui, soumis à une action pyrotechnique, produisent de l’oxygène.
Lorsque le Président POUTINE demande officiellement de l’aide à l’OTAN, le mercredi 16 août, la situation est désespérée pour la Marine russe qui n’a plus aucune option de sauvetage disponible. Les Américains semblent les plus à même de pouvoir intervenir avec leurs DSRV ou Deep Submergence Rescue Vehicle (11). Conçu pour s’arrimer à un autre submersible, le DSRV est un sous-marin spécialisé qui mesure 20 m de long, et plonge jusqu’à 600 m. Il peut embarquer 16 hommes en une plongée. La Navy dispose de 2 DSRV basés à San Diego et projetables en n’importe quel lieu en 72 heures. Le problème est que les Russes ne veulent pas laisser les Américains pénétrer dans le Koursk alors présenté comme le sous-marin le plus moderne de la Flotte. Trop de secrets militaires s’y trouvent à commencer par les missiles de croisière Granit. Indépendamment de ces questions, un DSRV ne pourrait de toute manière opérer qu’à partir d’un autre sous-marin américain sur lequel il serait arrimé. Se pose aussi un problème de compatibilité des matériels car si le sas d’un DSRV est aux normes OTAN, et peut s’adapter aux sous-marins français, britanniques, allemands, ce n’est certainement pas le cas pour le K-141.
Ce sont donc vers d’autres solutions que les regards se tournent, à commencer par le LR-5 britannique. DSRV de 9,6 m de long, le LR-5 serait théoriquement capable de venir s’arrimer sur une coque aussi inclinée que celle du Koursk, mais c’est aussi un bâtiment de la Royal Navy (donc de l’OTAN), et les Russes affirment plus que jamais l’impossibilité d’un arrimage sur le sas du Koursk. C’est finalement un navire civil norvégien qui reçoit l’autorisation d’intervenir sur le Koursk : le Seaway Eagle. En fait, quelle que soit l’option il est déjà trop tard et les autorités russes le savent. Même déployé en 72 heures par aérotransport à bord d’un C5 Galaxy, le DSRV américain n’aurait pu être opérationnel avant dimanche. Quant au LR-5 et au Seaway Eagle, l’un comme l’autre ne peuvent être sur zone avant samedi.
Humiliation et crise politique pour la Russie
Opérant pour la compagnie Stolt Offshore, le Seaway Eagle est un navire spécialisé dans la prospection et le forage pétroliers en haute mer. Il intervient le dimanche 20 août, utilisant sa grue de plus de 30 m, des robots sous-marins et, surtout, une équipe de plongeurs professionnels, spécialisés dans les opérations parapétrolières et les descentes en eaux profondes (12). Durant cette journée de dimanche, les plongeurs du Seaway Eagle procèdent à une reconnaissance minutieuse de l’épave, n’ayant accès qu’à la poupe sur ordre des autorités militaires. À partir de cloches à oxygène, ils tentent d’établir un contact avec d’éventuels survivants mais confirment rapidement qu’il n’y a aucun signe de vie. Le lendemain, ils parviennent à ouvrir manuellement un premier sas que les Russes disaient pourtant bloqué. Le risque de dépressurisation, oblige l’ouverture d’un deuxième sas à l’aide d’un robot. Les plongeurs peuvent alors introduire une caméra dont les observations confirment l’inondation totale du bâtiment. Si l’ouverture du second sas a demandé un peu plus de temps, le premier a été déverrouillé en 25 minutes.
Le tragique accident du K-141 Koursk est un traumatisme pour l’opinion publique russe. L’évènement se transforme en une véritable crise politique qui met en cause les autorités militaires et politiques. Le commandant en chef de la Marine russe, l’Amiral Vladimir KOUROÏEDOV ; le commandant de la Flotte du Nord, Viatcheslav POPOV (qui quitta la Marine) mais aussi le Ministre russe de la défense, Igor SERGUEÏV ; le Vice-premier ministre Ilia KLEBANOV et jusqu’au Président Vladimir POUTINE qui du abréger ses vacances, furent la cible de la colère des familles et des médias russes. Les images montrant la détresse des épouses et des parents, celles de Nadelda TYLIK, mère d’un sous-marinier du Koursk, ont fait le tour du monde jetant une lumière crue sur l’incompétence de la Marine russe, une culture du silence digne de l’époque communiste et le sacrifice cynique qui en a résulté.
La cause du drame a également entretenu un flou préjudiciable au crédit de la parole militaire et politique en Russie. Le nombre de rumeurs plus ou moins sérieuses sur la véritable cause de l’accident en témoigne. Celui-ci a d’abord été attribué à une mine de la Deuxième Guerre mondiale, puis à une collision avec un bâtiment de surface de fort tonnage ou encore à l’essai d’une torpille à supercavitation Chkval (13). D’aucuns ont parlé d’un tir de missile P-700 Granit du croiseur Pierre le Grand voire d’un attentat commis par des terroristes tchétchènes… Non que toutes ces interprétations émanaient forcément des autorités militaires russes, mais l’incapacité de ces dernières à exprimer dans une certaine transparence les faits a ajouté au procès en incompétence le spectre du mensonge et du complotisme. La posture anti-OTAN systématique de certains officiels s’est avérée tragique par la perte de temps fatale qu’elle a imposée à l’équipage du Koursk. Pour beaucoup, la Marine russe a préféré sacrifier la vie des survivants de l’équipage plutôt que de faire appel, alors qu’il en était encore temps, à l’aide occidentale. Pire, d’aucuns tels le Général Valeri MANILOV, alors chef d’état-major en second, ont continué de relayer bien après les évènements la thèse d’une collision avec un sous-marin de l’OTAN, ce sans la moindre preuve.
Par les critiques et les contestations qu’il souleva dans les médias russes, l’accident du Koursk fut donc un échec politique pour Vladimir POUTINE que prolongea, durant des années, de sordides négociations sur l’indemnisation des familles des sous-mariniers du K-141. Il fut, cependant et surtout, un échec patent pour la Marine et, au-delà, pour l’ensemble de l’Armée russe, désorganisée par de sévères coupes budgétaires depuis la fin de la Guerre froide. L’image de sous-marins ex-soviétiques rouillant à ciel ouvert dans la rade de la base navale de Zapadnaïa Litsa (Mourmansk) est contemporaine du drame du Koursk.
Lorsqu’à la fin de l’année 2002 les conclusions de l’enquête officielle menée par le gouvernement russe sont rendues publiques, aucune poursuite judiciaire n’est envisagée tant l’empilement des responsabilités à tous les niveaux est grand. Aucune culpabilité précise n’a pu être dégagée entre les défauts techniques des matériels, les dysfonctionnements de la maintenance, les falsifications administratives diverses sur fond de restrictions budgétaires… Des restrictions qui avaient amenées la Marine russe à supprimer ses unités de plongeurs à grande profondeur dès 1995. Des plongeurs spécialisés qui lui manqueront durant la crise du Koursk, et qui seront remplacés en dernier recours par des plongeurs norvégiens et britanniques. Intervenant trop tard, ces derniers parviendront cependant à réaliser en une quarantaine d’heures ce que les marins russes tentaient vainement de faire depuis 9 jours. L’affaire est d’autant plus humiliante que d’après le témoignage des plongeurs occidentaux, l’accès au sous-marin n’avait rien d’extraordinaire : le Koursk gisant à une faible profondeur (108 m). L’exercice restera virtuel, mais si le K-141 avait été mis à la verticale il aurait - compte tenu de ses dimensions - dépassé le niveau de la mer de presque 50 m...
Entre-temps, en juillet 2001, l’épave du sous-marin avait été renflouée par l’entreprise néerlandaise Mammoet. C’est dire, une fois de plus, l’incapacité de la Marine russe à effectuer une autre opération délicate eu égard à la taille du bâtiment qu’il fallut faire découper par des robots, cabler et remorquer à partir d’une barge géante (le Giant 4) alors qu’il contenait dans ses flancs des missiles et peut-être encore des torpilles. La cause de l’accident fut enfin déterminée avec exactitude, à savoir que c’est l’explosion d’une torpille 65-76 Kit dans le compartiment avant qui a été fatale au sous-marin : d’abord en entraînant la submersion quasi immédiate de plusieurs compartiments puis en provoquant l’explosion d’autres torpilles. Les torpilles 65-76 Kit - dont le système de propulsion au peroxyde d’hydrogène était déjà connu pour son instabilité – ont depuis été retirées du service actif.
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