Études et témoignages se suivent et se ressemblent depuis longtemps. Tous décrivent la même réalité à savoir la déliquescence de l’Éducation nationale française. Un phénomène sciemment entretenu et alimenté par nos élites politiques, que l’on pourrait résumer par un affaiblissement constant de la transmission des connaissances et – plus grave encore – de la capacité à utiliser celles-ci à travers un raisonnement construit, logique et cohérent. Parmi les auteurs qui ont pu écrire sur le sujet, souvent avec brio et conviction, citons Jean-Paul BRIGHELLI et François-Xavier BELLAMY (1).
Désormais, il faudra y ajouter le dernier livre de René CHICHE, La désinstruction nationale (2). Agrégé de philosophie et enseignant en lycée, M. CHICHE est également membre supérieur du Conseil de l’Éducation et vice-président du syndicat Action et démocratie CFC-CGC. Son regard est donc celui d’un praticien de l’enseignement, mais aussi de quelqu’un ayant pu prendre quelque hauteur par rapport à l’institution scolaire et les différentes réformes qui l’agitent depuis plusieurs décennies.
Le propos de René CHICHE n’apprendra rien de particulièrement nouveau à qui s’intéresse aux réalités de l’enseignement dans notre pays, à savoir le basculement désormais majoritaire des élèves du secondaire dans la catégorie de ceux qui ne maîtrisent plus correctement l’écrit lorsqu’ils arrivent en terminale. Conséquence directe de cette perte de la langue - que d’aucuns jusqu’en salle des professeurs justifieront par un cynique « mais c’est parce que les élèves de nos jours ont changé… » -, cette catégorie moyenne ne sait plus appréhender correctement un texte élémentaire, et éprouve les plus grandes difficultés pour bâtir et étayer un raisonnement. Si on imagine aisément le professeur de Philosophie aux premières loges de cette affaire, comment ne pas l’imaginer pour les professeurs de Lettres, d’Histoire-Géographie et de langues, ce bien avant l’arrivée des élèves à l’examen du Baccalauréat ?
M. CHICHE dresse, à raison, un constat sans concession où la responsabilité de l’Éducation nationale est sans appel quelles que soient les réformes qui ne font que passer sans rien changer au problème de fond. De nos jours, l’institution scolaire n’aura jamais autant fabriqué d’injustices, d’inégalités et d’échecs. Tout l’inverse de son discours asséné mais non assumé ! Selon l’auteur, la cause en est la déconstruction intellectuelle du métier de professeur comme la dénaturation de la finalité profonde de l’institution, à savoir transmettre des connaissances ainsi qu’une capacité intellectuelle à pouvoir les utiliser : « ce soin que l’on doit à l’esprit ».
Des nouvelles modalités des concours de recrutement à la formation des professeurs, de la dénaturation des finalités disciplinaires à un discours fallacieux sur un soi-disant droit à la réussite, de la manipulation de la notation aux pressions exercées de manière systématique sur les professeurs par les inspecteurs, tout est vrai dans le livre de M. CHICHE. À l’exception des militants, tout professeur qui lira l’ouvrage ne pourra s’empêcher d’y reconnaître les réalités contemporaines de son métier. Jusque dans ce corps des inspecteurs de l’Éducation nationale qui a renoncé à exercer en conscience pour mieux répondre aux ordres du politique. Ainsi, ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir une institution revendiquant la formation d’esprits critiques être, elle-même, vidée d’esprits libérés de toute idéologie ou prêt-à-penser.
Le constat est donc celui du sacrifice de ce que la Nation a en promesse : sa Jeunesse. Le phénomène est d’ampleur et touche déjà plusieurs générations au point que d’aucuns se demandent s’il est réversible. Certainement mais très probablement au prix d’une rupture majeure du système et de grandes luttes dont celle de la finalité scolaire ne sera pas des moindres. La situation ne serait pas aussi absurde si la part que l’Éducation nationale prélève sur la richesse nationale n’était aussi importante, loin devant celle accordée à la Défense du pays et de ses autres intérêts (3). Seul un asservissement et un aveuglement idéologiques aussi constants peuvent expliquer un désastre intellectuel et culturel aussi patent.
Le terme « désastre » n’est pas un euphémisme. Il n’est pas non plus inapproprié quand on pense aux répercussions directes de l’appauvrissement intellectuel sur la vie civique et politique du pays. Une dimension que n’évite pas René CHICHE (4), et que l’on retrouvera également dans l’Éducation à la Défense où il ne peut y avoir de Nation sans valeurs partagées au creuset de la formation morale et civique du citoyen. Non celui de cet Enseignement Moral et Civique (EMC) qui se joue des mots, des débats et autres projets pédagogiques vidés de leur substance car idéologiquement orientés, mais d’un véritable creuset culturel irrigué aux deux sources fondamentales que sont la culture générale (l’Histoire et les Lettres) et le développement spirituel (la Philosophie).
Quoi qu’il en soit, point besoin d’attendre le demi-siècle prochain pour percevoir d’emblée les conséquences politiques, civiques et sociétales de l’échec d’une École qui a voulu substituer l’éducation à l’Instruction. Que ce soit dans l’indifférentisme de nos contemporains à saisir les grands enjeux de société ; leur incompréhension des débats anthropologiques et éthiques fondateurs de la civilisation ; leur propension à valider les amalgames médiatiques ; leur soumission au politiquement correct ; le fait de ne plus pouvoir distinguer l’émotion de l’analyse ; de désirer le spectacle à la politique ou de vouloir faire de la politique un spectacle au prix d’un dangereux pourrissement démocratique ; la fragmentation de notre socle social sur l’air seriné du « vivre-ensemble » ; les résultats concrets de l’échec de l’Éducation nationale, in fine celui de l’intelligence et de la culture, sont désormais quotidiens et multiples.
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