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40 ans dans les cités

AUBOIN (Michel), 40 ans dans les cités. D’une enfance en HLM au Ministère de l’Intérieur, Éditions Les Presses de la Cité, 2019, 274 p.

Article mis en ligne le 5 août 2020
dernière modification le 6 novembre 2021

par Nghia NGUYEN

 

40 ans dans les cités est un ouvrage passionnant qui, paradoxalement, ne nous apprendra pas grand-chose tant la situation sociale dégradée de notre pays est connue du plus grand nombre à la date de la publication du livre (2019). Fragmentation, communautarisme, contre-société, insécurité, crise de l’État… Tout ce qui s’entend depuis des années dans diverses analyses venues d’horizons aussi divers que ceux des sciences politiques, de l’économie, de la démographie, de la sociologie, de la criminalité, se dévoile au fil des pages pour converger vers une inquiétante conclusion : celle d’une guerre civile en gestation. Le thème n’est certes pas nouveau mais c’est la plume qui le met ici en forme qui en renouvellera l’intérêt. Alors que ce que nous y trouverons-nous semblera déjà dit et redit depuis des années, le propos de Michel AUBOIN se lira sans aucun ennui, bien au contraire.

Comment expliquer ce paradoxe si ce n’est déjà par le parcours de l’auteur et l’élévation d’analyse qui en découle ? Féru d’Histoire (1) et ayant commencé son parcours dans l’enseignement secondaire, M. AUBOIN a par la suite abordé une deuxième carrière dans la préfectorale après un passage par l’ENA. Nous avons donc à faire à un enfant de la méritocratie républicaine, devenu serviteur de l’État en tant que professeur puis préfet, spécialiste des questions liées à l’immigration et à la sûreté intérieure et qui, de longues années durant, a exercé avec passion et loyauté ses fonctions. La loyauté c’est avant tout ce devoir de réserve que son récent départ à la retraite permet aujourd’hui de rompre.

Cette parole désormais libérée des astreintes institutionnelles porte non seulement parce qu’elle résulte d’une longue expérience de terrain, ainsi que d’une connaissance fine des problèmes, mais aussi parce qu’elle met en miroir les souvenirs personnels et familiaux de l’auteur avec des réalités nationales objectives. Ces souvenirs s’inscrivent ainsi dans une perspective historique - la reconstruction au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les Trente Glorieuses, les années de crise… -, dont la trame chronologique dépasse le simple récit autobiographique. Si le regard personnel de l’auteur - lui-même enfant en son temps des quartiers qu’il décrit – rend le propos plus vivant, il ajoute surtout un recul qui fait sens lorsque l’on prend la mesure des évolutions économiques, sociales et sécuritaires du sujet abordé. Voilà pourquoi 40 ans dans les cités est aussi publié dans la collection Documents des Presses de la Cité.

1995, 2005, 2015 : un spécialiste de la question des "quartiers"

Autre paradoxe qui dira la complexité du sujet, l’auteur nous parlera avec conviction d’une réalité dont il reconnaît lui-même la grande difficulté à en donner une définition synthétique. Ayant passé une partie de sa jeunesse dans un environnement tenant aux bidonvilles de l’époque de la reconstruction, il a vu la construction des premiers HLM comme l’introduction d’une véritable modernité avec son confort et la promotion sociale que cela pouvait représenter pour les premiers locataires. Tout l’inverse de l’image que nous pouvons en avoir de nos jours ! D’emblée, le cœur de son sujet ne peut se laisser enfermer dans des mots trop souvent brouillés par la logorrhée médiatique. De quoi parle-t-on au juste : de cités, de grands ensembles, de quartiers populaires, de banlieues ? Est-ce que la notion de HLM suffit à montrer ce qu’est un quartier défavorisé ? Tout au long du livre, M. AUBOIN emploie le terme de « quartier » qu’il met systématiquement entre guillemets, disant ainsi sa connaissance approfondie des dossiers.

L’un d’entre eux, particulièrement suivis par l’auteur, concerne le quartier de la Grande Borne de Grigny dans l’Essonne. De missions sur les violences urbaines dans les années 1990 jusqu’au volumineux rapport demandé par le Premier Ministre Manuel VALLS en 2015, la Grande Borne a suivi et marqué la carrière de l’auteur. S’il nous entraîne également dans d’autres « quartiers » difficiles, ce « quartier » reste un fil conducteur tout au long d’une analyse plus globale. Commune la plus pauvre de France, municipalité communiste historique, Grigny concentre les problèmes sociaux et défraye régulièrement la rubrique des faits divers violents avec ces deux « quartiers » que sont la Grande Borne et Grigny 2. Symptomatique de ce que l’on appelle pudiquement le « mal des banlieues », la situation de Grigny témoigne des causes profondes de ce qui pourrait nous mener prochainement à la catastrophe : politique du logement social aussi incohérente que coûteuse, mutations et non intégration de l’immigration contemporaine, développement d’une économie grise, impuissance des élites politiques dont on ne sait quelle est la part qui domine le plus entre l’aveuglement idéologique, le cynisme ou un discours républicain inadapté voire pris à contresens.

Ce qui rend le propos du haut fonctionnaire particulièrement intéressant, c’est qu’il articule sur la durée des faits que nous avons appris à aborder isolément et de manière cloisonnée. Le désastre de ce que l’on appelle aujourd’hui la « politique de la Ville » s’ancre ainsi dans des décisions politiques dont on a pas toujours su prévoir les conséquences, surtout lorsque ces dernières finissent par se nourrir mutuellement : l’instauration du collège unique le 11 juillet 1975 ; le décret n° 76-383 du 29 avril 1976 qui instaure le regroupement familial et ouvre le pays à une immigration appelée à devenir incontrôlable ; la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 qui institue le droit au logement opposable (loi DALO)… Des clignotants se sont allumés. Ils ont été d’abord politiques avec la percée électorale du Front national à Dreux en septembre 1983, et plus généralement avec la montée (instrumentalisée par la gauche) du FN. D’autres clignotants ont annoncé la montée du terrorisme islamiste avec l’élimination de Khaled KELKHAL en octobre 1995. Puis, il y a eu des ruptures elles aussi nettement datées : les émeutes des Minguettes en juillet 1981 qui mettent en relation les questions sociale et raciale ; celles parties de Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005 qui installent désormais l’idée d’une guerre civile dans les esprits.

En mettant en relation cet ensemble de faits en apparence sans liens directs, M. AUBOIN rend intelligible un échec politique majeur qui s’est joué sur plusieurs décennies, et qui a aussi concerné bien des gouvernements de gauche comme de droite. Ce que ces derniers ont appelés la « politique de la Ville » n’a été qu’un coûteux échec pour la Nation dont le pire effet fut de verrouiller les esprits et les réflexions. Alors que l’immigration mutait aussi en sa nature que quantitativement, que la ségrégation socio-spatiale se renforçait jusqu’à un point de non-retour dans nos villes, et avec elle une délinquance et une criminalité de plus en plus violentes, l’État n’a voulu voir que des questions économiques et techniques pensant que le volet « urbanisme » règlerait à lui seul l’essentiel des problèmes. À la souffrance liée à une situation d’insécurité réelle pour la majorité des gens dans les « quartiers », trop de brillants esprits ont ainsi préféré y voir un « sentiment d’insécurité » facilement attribué à la propagande du FN qu’il fallait combattre par une plus forte affirmation de l’égalitarisme républicain.

"Quartiers", narco-économie et guerre civile

Entre-temps la question du logement social dérivait transformant complètement la physionomie des « quartiers », la méritocratie s’en est allée et la citoyenneté s’est dissoute dans un droit du sol automatique où la dialectique entre les devoirs et les droits disparaissait elle aussi. Pire, c’est une contre-société faite de multiples territoires qui, depuis, a émergé et s’est développée en opposition à l’État et à ses lois au point de remettre en cause le contrat civique et jusqu’à l’usage de la langue française en certains lieux. Il y a ainsi, selon l’auteur, 50 « quartiers » particulièrement fermés aux autorités de nos jours, et 500 autres où se développent des communautés susceptibles de faire sécession. Lorsqu’au détour d’un récent discours le Président Emmanuel MACRON lâche le terme de « séparatisme », il ne fait que sortir d’un déni de réalité trop longtemps entretenu (2).

Phénomène d’autant plus dangereux qu’il est structurant au cœur de cette crise de société, le narcotrafic s’est rapidement développé ces dernières années, mettant en coupe réglée nombre de ces « quartiers ». Ses ramifications sont à chercher au Maroc (région du Rif) et en Afrique subsaharienne, mais s’étendent au-delà des seuls « quartiers » français (3). Cette économie illégale et parallèle prend désormais des proportions qui menacent directement l’équilibre de la société toute entière. Générant des profits particulièrement importants, la narco-économie nécessite une intelligence organisationnelle qui n’est pas à la portée de n’importe quel groupe criminel. Une bande si violente soit-elle ne saurait suffire à produire une telle organisation faisant vivre tout un écosystème avec ses hiérarchies induites.

Contrairement à une idée reçue, M. AUBOIN distingue cette organisation mafieuse des réseaux islamistes. Si les deux organisations peuvent se trouver des complémentarités, la première évite la seconde pour des raisons aussi bien idéologiques que tactiques. Le problème est qu’elles s’interpénètrent sur les mêmes territoires, et que si les uns veulent défendre à tout prix leur organisation socio-économique, les autres sont prêts à nous faire la guerre pour des raisons religieuses. Narcotrafiquants comme islamistes peuvent également se rejoindre dans la recherche d’une situation de chaos. Les premiers y trouvant l’affaiblissement décisif de l’État, condition sine qua non pour imposer un ordre mafieux. Quant aux seconds, la guerre civile est l’objectif recherché afin de pouvoir instaurer le Dâr al-Islâm (4).

40 ans dans les cités est donc l’autopsie d’un échec : celui d’un État dont la politique incohérente a fini par le rendre faible au point de perdre la confiance de citoyens qu’il ne parvient plus à protéger, partant à convaincre. Ce qui frappe c’est que la catastrophe est très clairement annoncée de la part d’un haut fonctionnaire formé aux codes et aux éléments de langage. Celui-ci ne joue pas les Cassandre et formule même des propositions tout à fait abordables pour renverser la situation dans les « quartiers ». On ressentira cependant une certaine désillusion tant le problème est plus que jamais une affaire de volonté politique.

En opérant une lecture objective et structurelle d’une crise aujourd’hui venue à maturité, le propos de M. AUBOIN porte bien plus fortement que celui d’éditorialistes, de chroniqueurs et autres polémistes qui pourtant disent la même chose (non sans justesse eux aussi) depuis des années (5). C’est que le discours, ici, n’est pas médiatique. Il lance un avertissement à la société toute entière, mettant les élus devant leurs responsabilités. Non seulement certains problèmes fondamentaux sont devenus très difficilement réversibles (notamment en matière d’immigration), mais si un jour un gouvernement cherchait à faire cesser le narcotrafic dans les « quartiers », la réaction qui s’ensuivrait pourrait emporter la paix civile dans le pays poussant de nombreux citoyens à se défendre par eux-mêmes. L’auteur est ainsi convaincu qu’au-delà des phénomènes de rivalités communautaires entre Algériens, Marocains, Turcs, Tchétchènes, Maliens et autres, ces « quartiers » seraient en mesure de se coordonner très rapidement contre l’État, mobilisant plusieurs milliers d’individus armés et organisés. En un mot : des combattants… Un « scénario du pire », écrit l’auteur, devant lequel la Gendarmerie comme les polices n’auraient pas les moyens ni humains, ni matériels, ni tactiques de faire face. Ne resterait que l’Armée dont l’emploi rencontrerait des obstacles politiques et juridiques fondamentaux. Bref, « la crise n’est jamais sûre, mais elle est de plus en plus probable » (6).

__________

  1. Cf. Michel AUBOIN a aussi codirigé avec Jean TULARD un dictionnaire historique sur la police. AUBOIN (Michel), TULARD (Jean) et TEYSSIER (Arnaud), Histoire et dictionnaire de la Police du Moyen-Âge à nos jours, Bouquins, 2005, 1088 p.
  2. Cf. Discours de Mulhouse du mardi 18 février 2020.
  3. Cf. L’exemple emblématique de Molenbeek, l’un des « quartiers » de Bruxelles.
  4. Cf. Le Dâr al-Islâm désigne la « Terre de paix » par opposition au Dâr al-Harb : la Terre de guerre ou de mécréance. La paix dont il s’agit, ici, est imposée par la soumission des populations « mécréantes » à l’Islam. On en profitera également pour rappeler l’étymologie du mot « Islam » qui veut dire « soumission » quand bien même y trouverons-nous aussi la racine « salam » signifiant « paix ». L’Islam reste la paix par la soumission à Allah.
  5. Cf. Entre autres le livre de RIOUFOL (Ivan), La guerre civile qui vient, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2016, 208 p.
  6. Cf. AUBOIN (Michel), 40 ans dans les cités. D’une enfance en HLM au Ministère de l’Intérieur, Presses de la Cité, 2019, p. 238.

 

 

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