"Général Burkhard : « Nous devons être prêts à la haute intensité », in Le Figaro, 7 octobre 2020.
Le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Thierry Burkhard, présente jeudi à Satory sa « Vision stratégique pour 2030 ».
Le Figaro - Dans votre « Vision stratégique », vous voulez « durcir » l’armée de terre pour faire face « à des conflits plus durs ». Que faut-il craindre et à quel horizon ?
Thierry BURKHARD - La Revue stratégique publiée en 2017 expliquait déjà ce qu’il fallait craindre. Mais elle l’envisageait pour 2030-2035. Je constate que beaucoup de choses décrites sont déjà là. La reconfiguration du monde est nette avec de nouveaux équilibres et une désinhibition dans l’emploi de l’outil militaire. Les conflits se règlent maintenant par le rapport de force. Chaque semaine procure de nouveaux exemples. Aujourd’hui, il n’y a pas de risque direct à nos frontières mais l’emploi de la force ou la tentation du fait accompli peut menacer nos points d’appui et ceux de nos alliés à l’étranger et en outre-mer. Dans le monde actuel, certains acteurs cherchent la provocation et font monter les enchères. L’armée de terre française ne doit pas se retrouver un jour en position de céder devant une pression de ce type. Avec une armée de terre durcie, un modèle d’armée complet, un éventuel agresseur sera dissuadé de nous provoquer. Nous devons donc être prêts à faire face à des conflits de haute intensité. Ce sera la meilleure garantie de ne pas devoir recourir à la force. C’est une question de crédibilité.
La même armée doit en être capable. La différence entre ces deux types de guerre, c’est un changement d’échelle : dans les volumes à mobiliser, dans les conditions d’engagement. Aujourd’hui au Sahel, le « pion d’emploi », c’est la compagnie et le régiment, soit entre 150 et 1200 hommes. Demain, il faudra pouvoir engager une brigade ou même une division, soit entre 8000 et 25.000 hommes. Dans un conflit de haute intensité, le milieu aérien pourra être contesté, les frappes en profondeur seront possibles, on pourrait subir du brouillage, des attaques de drones, des cyberattaques, une guerre informationnelle. Tout cela, nous ne le connaissons pas vraiment au Sahel. Notre entraînement doit changer d’échelle. En 2023, je souhaite que nous menions un exercice au niveau divisionnaire, en associant si possible d’autres composantes interarmées et aussi certains de nos alliés.
La crise COVID a été globale : sanitaire, sécuritaire, diplomatique avec la fermeture des frontières, économique… Elle a permis de rappeler l’importance de la notion de résilience. L’épidémie pousse à réfléchir à la façon dont nous sommes organisés, aux moyens dont nous disposons. La résilience, c’est aussi détenir des stocks. Il en faut à « Barkhane », il n’y a pas de problèmes en opération. Mais il faut aussi en détenir en métropole. La sécurisation de nos approvisionnements est un enjeu. Il concerne les munitions et les pièces nécessaires à la mise en condition opérationnelle des matériels. Il faut enfin travailler la résilience des esprits. La confiance dans la chaîne de commandement se construit avant la crise.
Je rends hommage à ceux qui ont travaillé sur ce projet il y a vingt ans et qui ont imaginé le combat « infovalorisé », un système de combat où l’on partagerait mieux et plus vite les informations sur les amis et le renseignement sur l’ennemi, avec une plus grande facilité de répartition des rôles entre les différents acteurs du combat. C’était visionnaire. C’est aujourd’hui une réalité avec les véhicules Griffon, Jaguar, et les nouveaux postes radio Contact, mais aussi de nombreux équipement du combattant comme les HK 416, le nouveau gilet de protection ou encore le treillis F3. Dans le cadre de la loi de programmation militaire, ces nouveaux équipements commencent à intégrer l’armée de terre. Le combat infovalorisé peut être une vraie rupture. Il va permettre une « transparence » du champ de bataille, c’est-à-dire de connaître précisément la position de chaque unité, d’ajuster le dispositif au plus juste, d’augmenter la précision et la rapidité des tirs. Accélérer le tempo nécessitera de réfléchir à la façon de commander. Il faudra maîtriser l’information diffusée à chaque unité. Scorpion permettra une grande subsidiarité, mais il faudra toujours être capable de mener une manœuvre d’ensemble.
Tous les pays ont compris l’intérêt du combat infovalorisé au sens large. Avec la Belgique, nous avons un partage d’égal à égal sur la doctrine et sur le matériel. Je salue leur volontarisme. Ensuite il y a la question de l’interopérabilité avec nos alliés de même niveau, américain ou britannique par exemple. Nous devons progresser. Il faudra que nos systèmes soient capables de se parler sans ralentir le rythme. C’est un problème de volonté politique, militaire et industrielle. En ce qui concerne nos alliés africains, l’interopérabilité technique est moins indispensable. L’adversaire n’est pas d’un niveau suffisant pour qu’elle soit déterminante. Il est en revanche très important de maintenir et de consolider une interopérabilité culturelle et humaine. Nous projetterons un « groupement tactique interarmes » Scorpion en 2021 au Sahel pour le confronter à la réalité du terrain et au tempo opérationnel. Mais il ne faudra pas tirer des conclusions trop définitives de l’utilisation de Scorpion dans ce contexte-là.
Les chefs devront être encore mieux formés. La maîtrise technique des outils nécessitera aussi un renforcement dans ce domaine sous peine de ne pas utiliser correctement le matériel. Nous réfléchissons à la création d’une école technique pour les sous-officiers. Y a-t-il un sujet pour les militaires du rang ? Ceux qui s’engagent aujourd’hui ont déjà un smartphone dans leur poche. Je ne suis pas inquiet même s’il faut veiller à développer des outils simples et logiques d’utilisation.