La conquête musulmane et les débuts de la résistance chrétienne
Religion conquérante dès ses origines, l’Islam atteint la péninsule ibérique au début du VIIIe siècle soit moins d’un siècle après son émergence dans la péninsule arabique. Sous le gouvernement de la dynastie omeyyade, les armées arabo-berbères éliminent rapidement la monarchie wisigothique, s’approprient un territoire correspondant à une grande partie de l’ancienne Hispania romaine et imposent la nouvelle religion. Cet espace politico-religieux islamique qui s’installe pour la première fois en Europe occidentale entre dans l’Histoire sous le nom d’Al-Andalus (1). Porte d’entrée de l’Islam au nord de la Méditerranée, c’est d’Al-Andalus que partaient les armées qui allaient razzier au-delà des Pyrénées, en territoires aquitain et franc.
À l’origine province du Califat, Al-Andalus devient un émirat quasi indépendant dont la capitale est Cordoue. Avec la chute des Omeyyades, cet émirat s’autoproclame califat en 929 (2). Durant des siècles, les conquérants musulmans imprimèrent une marque profonde dans la péninsule ibérique, fondant une civilisation qui a fait coexister, plus qu’ailleurs, les trois grandes religions monothéistes. Si cette coexistence entre les communautés a pu être épisodiquement pacifique, Chrétiens (3) comme Juifs sont avant tout placés sous la domination musulmane ce que révèle leur statut de dhimmi (4). De l’émirat au califat - et que ce dernier eut été omeyyade, almoravide ou almohade -, la politique est restée celle d’une islamisation de la société en dépit des résistances. Conversions forcées, persécutions, encouragement à l’apostasie (notamment celle des enfants) provoquent de nombreuses insurrections, toutes brutalement réprimées. Réduction en esclavage et déportations sont fréquentes, et les martyrs chrétiens sont nombreux.
Rejetés au nord sur les marges pyrénéennes, dans les Monts Cantabriques et dans les régions périphériques de Galice et des Asturies, les Chrétiens qui refusent la domination musulmane vont tenter de survivre durant plusieurs générations. Leur résistance s’appuie sur la réalité féodale de l’époque qui voit des comtés prendre leur autonomie et s’ériger progressivement en petits États appelés à grandir : Aragon, Castille, Portugal. D’autres royaumes se sont aussi créés dès les débuts de l’invasion musulmane comme ce fut le cas en Navarre et dans les Asturies. Premier État chrétien fondé au lendemain de l’effondrement wisigothique, le Royaume des Asturies incarne d’emblée la résistance à la progression musulmane dès le VIIIe siècle. C’est en son sein, et au fil des rivalités successorales, que devait naître le Royaume de Leon dont un comté devait également engendrer le Royaume de Castille au XIe siècle.
La difficulté des Musulmans à coloniser un espace encore vide d’hommes laisse une chance de survie à ces États chrétiens restés longtemps embryonnaires, et qui se disputent farouchement entre eux alliances, territoires et frontières. Cette période qui s’étend jusqu’au tournant du millénaire est celle d’une grande faiblesse où, en dépit de rares succès, les Chrétiens ne parviennent pas à inverser le rapport de force. Par ailleurs, il n’est pas rare de les voir se diviser au point de s’allier opportunément avec les Musulmans pour se faire la guerre entre eux. De leur côté, émirs et califes utilisent ces alliances qui ont l’avantage de neutraliser l’ennemi chrétien en attendant de pouvoir le soumettre définitivement. Cependant, l’Émirat de Cordoue est lui aussi aux prises avec ses propres conflits nés de changements dynastiques contestés, sur fond d’oppositions religieuses voire de rivalités tribales et ethniques. C’est une guerre civile qui, en 1031, met fin au Califat de Cordoue. Al-Andalus n’a désormais plus d’unité et connaît une véritable implosion d’où émergent plus d’une vingtaine de taifas (5). Sur cette terre d’Hispania où domine le morcellement politique, les luttes ressemblent davantage à des affrontements internes aux mondes musulman et chrétien.
Le renouveau chrétien de l’An Mil
Pourtant, ce sont les faits religieux qui, à partir du XIe siècle, vont restructurer l’affrontement géopolitique dans la péninsule ibérique. Si l’historiographie a fait de cette période un point de basculement entre un temps de conquêtes et de guerres civiles (VIIe-Xe) auquel a succédé un temps de guerre sainte (XIe-XVe), le fait religieux est, en fait, resté permanent tout au long d’un conflit qui commence au VIIIe siècle avec les premières razzias de Musa ben NUSAYR (640-716) et qui s’achève avec la prise de Grenade par les Rois catholiques en 1492, soit huit siècles d’affrontement. Toujours ponctuelles et éphémères, les alliances entre Chrétiens et Musulmans ont surtout été dictées par l’opportunisme de rapports de force impossibles à changer sur le moment, par l’addition des faiblesses mutuelles et par un cynisme commandé par les divisions internes de part et d’autre. Si croisade et djihad s’affirment plus nettement à partir du XIe siècle, c’est parce qu’un équilibre est en train de se rompre qui permet à la Chrétienté de relever la tête.
Le tournant du millénaire c’est cette période aux contours chronologiques flous que les historiens ont aussi appelé l’An Mil. Sur cette période qui dépasse largement le siècle en son amont mais aussi en son aval, l’Occident connaît de profondes mutations qui le font progressivement sortir des désordres et des faiblesses hérités de la disparition de l’ordre romain. Ainsi du IXe au XIe siècle, un ensemble de progrès techniques et agricoles ainsi que le début d’un vaste mouvement de défrichement amorcent un essor démographique, économique et urbain dans toute l’Europe. L’An Mil voit également un essor de l’Église avec la réforme grégorienne et un Christianisme qui, désormais, se confond avec la civilisation européenne. Le renouveau du monachisme - avec les réformes de Cluny et de Cîteaux - en est une butte témoin parmi d’autres. C’est également l’époque des grands pèlerinages dont celui de Saint-Jacques-de-Compostelle qui draine vers la Galice de plus en plus de pèlerins venus de toute l’Europe.
Les croisades - dont la première date de la fin du XIe siècle - font aussi partie de ces pèlerinages qui participent de l’affermissement de la civilisation chrétienne. Leur avènement correspond à une prise de conscience spirituelle et politique de la menace que fait planer un Islam guerrier et conquérant sur les Chrétiens et leurs lieux saints. Si certaines croisades ont pu être dévoyées, si des intérêts politiques et économiques ont pu venir se greffer sur leur vocation initiale, la délivrance de Jérusalem, la défense du Saint-Sépulcre comme la protection des pèlerins chrétiens s’y rendant, sont restés les buts fondamentaux et profonds de ces pèlerinages armés. Armés car la violence islamique ne laissait pas d’autres choix que de reprendre les Lieux saints et de défendre les Chrétiens par la force. Ainsi, les croisades ont été avant tout des guerres défensives en réaction à l’expansion musulmane. C’est la volonté de soumettre et d’islamiser qui en fait naître l’esprit ; non ce dernier qui aurait suscité en retour le djihad. C’est notamment dans la péninsule ibérique, à partir de l’An Mil, que cette lutte défensive va prendre tout son sens, et qu’elle devait être menée avec constance jusqu’à son aboutissement ultime au moment où échouaient les croisades d’Orient et que disparaissaient les éphémères États latins d’Orient.
Ce que l’on appellera tardivement et a posteriori la Reconquista (6) désigne ainsi un affrontement de plusieurs siècles entre les royaumes chrétiens du nord de la péninsule et Al-Andalus où – il est vrai – à l’universalisme religieux de la croisade s’est juxtaposée une volonté de reconquête territoriale dans une dimension protonationale. En dépit de l’essor d’une civilisation mozarabe brillante et d’influences culturelles réciproques entre Chrétiens, Juifs et Musulmans, la guerre est restée une donnée permanente durant ces huit siècles, et c’est une confrontation traduisant la frontière de civilisations tracée par des identités fondamentalement religieuses qui l’a emporté. Diffus jusqu’au Xe siècle, ce choc de nature religieuse s’est s’exacerbé plus qu’il ne s’est affirmé comme un processus nouveau à partir du XIe siècle. Il a été renforcé par l’appel au djihad des Almoravides et des Almohades auquel répondit un afflux de croisés occidentaux d’origine non hispanique. Légitimant ainsi la croisade en Hispania, le Pape Célestin III (1106-1198) affirmait en 1192 que « Les Chrétiens ne prétendent pas s’approprier des terres étrangères, mais rentrer en possession de l’héritage de leurs parents dont ils avaient été injustement dépossédés par les ennemis de la Croix du Christ. »
La reconquête chrétienne s’ancre donc dans une très longue durée. Elle est pendant longtemps minée par les dissensions qui opposent de jeunes royaumes en pleine croissance. La diplomatie pontificale comme les politiques matrimoniales n’auront alors de cesse de vouloir atténuer des conflits internes aux maisons royales mais aussi les conflits les opposant entre elles. Nul doute que l’expansion territoriale est au cœur de ces déchirements qui font le jeu des califats et des taifas d’Al-Andalus. Cependant, cette Hispania des cinq royaumes est dans une logique ascendante nonobstant des défaites ponctuelles. Consolidation des institutions, accroissement territorial, développement économique et développement d’une rude noblesse militaire caractérisent leur évolution à partir de l’An Mil. Le phénomène est d’autant plus important qu’au même moment Al-Andalus sombre dans l’anarchie des taifas, et si les Chrétiens manquent encore d’hommes pour accélérer la reconquête, les terres reprises aux marges sont systématiquement mises en défense par des paysans libres à la fois combattants et défricheurs.
Surtout, dès le XIe siècle, on assiste à la généralisation d’un système de tributs annuels que les souverains chrétiens prélèvent désormais sur des taifas affaiblies. Ces dernières ne disposent plus de forces suffisantes pour se défendre à la fois contre les royaumes chrétiens mais aussi contre d’autres taifas. Elles entrent donc dans une logique de vassalisation dont les parias désignent ces tributs versés – notamment à la Castille - pour être protégé. Alors qu’aux siècles précédents, l’Émirat de Cordoue imposait ce type de rançon aux royaumes chrétiens, voilà que le système des parias montre une inversion du rapport de force au profit des royaumes chrétiens. Ruinées, les principautés musulmanes connaissent des révoltes contre ces prélèvements fiscaux. C’est ainsi que le soulèvement de Tolède conduit à sa prise définitive par les Castillans en mai 1085. La chute de la ville est à la fois symbolique et stratégique. Elle est symbolique pour avoir été la capitale de la royauté wisigothique, mais elle est aussi stratégique car sa situation fixe pour plusieurs siècles la frontière entre les mondes chrétien et musulman sur le fleuve Tage.
Almoravides et Almohades : la guerre sainte et une contre-offensive musulmane de deux siècles
Cette forte pression chrétienne incite les taifas à chercher du secours en Afrique auprès de la dynastie Almoravide alors en pleine expansion. D’origine berbère, les Almoravides nomadisaient aux confins du Sahara mauritanien et de la partie occidentale de l’Algérie. Représentants d’un Islam berbéro-maghrébin de tendance malikite, ils entament un mouvement de conquête dès le XIe siècle répandant la terreur parmi les populations noires qui vivaient dans les espaces correspondant de nos jours au Soudan et au Sénégal. Leur centre de gravité étant l’actuel Maroc, ils fondèrent la ville de Marrakech qui devint leur capitale en 1071.
Répondant à l’appel des taifas, le calife almoravide Yusuf ben TÂCHFIN (1006-1106) mena trois expéditions successives en Al-Andalus. Un an après la prise de Cordoue, il écrase, le 23 octobre 1086, l’armée castillane à Sagrajas (Zalaca) desserrant l’étreinte autour de Séville et Saragosse. Comprenant la faiblesse et l’incapacité des taifas à résister efficacement contre les royaumes chrétiens ; percevant aussi leur jeu opportuniste entre ces derniers et ses ambitions, il décide de les soumettre. Le règne de Yusuf ben TÂCHFIN correspond donc au dangereux retour d’un Islam qui met en avant la guerre sainte et refait par l’épée l’unité d’Al-Andalus. Vaincu à Sagrajas et à Consuegra (15 août 1097), le plus puissant des États chrétiens de la péninsule – la Castille - est aussi affaibli par la perte de ses parias. L’élan de la reconquête est stoppé, et la coalition chrétienne est désormais sur la défensive nonobstant les prouesses d’un Rodrigo DIAZ de VIVAR (1043-1099), alias le Cid Campeador, à Valence.
La montée en puissance des Almoravides est cependant de courte durée. Remis en cause par un mouvement religieux au sein d’un autre groupe de tribus berbères, les Almoravides sont renversés lorsque Marrakech est prise par les Almohades en 1147. Issue de ce mouvement religieux sous influence chiite, opposée au Malikisme et prônant un retour à l’Islam des origines, la nouvelle dynastie reprend le domaine almoravide et poursuit la guerre aux marges de la Chrétienté notamment en Al-Andalus. Cet affrontement se résume surtout en chevauchées aussi bien musulmanes que chrétiennes en territoires ennemis. Raids et razzias sont menés à partir de forteresses situées sur la frontière militaire (le Tage). Les grandes batailles qui réunissent des forces de quelques dizaines de milliers de combattants sont rares, si ce n’est exceptionnelles car elles sont coûteuses. Elles reflètent avant tout les capacités démographiques, économiques et techniques de l’époque de part et d’autre. Des actions navales peuvent également être menées afin de contrôler des ports (Lisbonne, Almeria) et d’en faire (pour les Musulmans) des bases de pirates.
S’imposant à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle, les Almohades vont réaffirmer le zèle expansionniste de l’Islam. Dans un premier temps, ils se consacrent au contrôle du domaine nord-africain qu’ils reprennent aux Almoravides. Si cette politique de consolidation accorde un répit aux royaumes chrétiens d’Hispania, elle permet aussi aux Almohades de préparer une offensive majeure dans la péninsule ibérique. Décidée dès 1150, celle-ci se développe à partir des années 1170. Durant quatre décennies, elle va exercer une dangereuse pression militaire qui culmine avec la terrible défaite d’Alarcos le 19 juillet 1195. Divisés au moment où une puissante armée almohade débarque en Al-Andalus, les royaumes chrétiens laissent Alphonse VIII de Castille (6) affronter seul le Calife Abu Yusuf Yaqub AL-MANSUR (1160-1199). Comparable au désastre de Sagrajas, la bataille d’Alarcos rencontre un immense retentissement dans le monde musulman d’autant plus qu’elle succède à la victoire du Sultan d’Égypte SALADIN (1138-1193) à Hattin (8) et à la chute du Royaume de Jérusalem en 1187. Le djihad semble triompher sur tous les fronts mais les Almohades ne parviennent pas à exploiter leur succès, et Alphonse VIII gagne une trêve d’une décennie qui - même si elle lui est défavorable - lui permet de reconstituer son armée. Surtout, le rapport de force entre Chrétienté et Islam n’est fondamentalement pas remis en cause dans la péninsule contrairement à la situation en Terre sainte. La frontière militaire entre le monde chrétien au nord et le monde musulman au sud reste toujours fixée au Tage et, en dépit des assauts almohades en 1197, Tolède et Madrid résistent. Les royaumes chrétiens ne perdent pas de vue la reprise de la guerre, surtout la Castille plus que jamais désireuse de venger le désastre d’Alarcos.
Las Navas de Tolosa
C’est l’évêque d’Osma, Rodrigo JIMENEZ de RADA (1170-1247), devenu archevêque de Tolède en 1209, qui va déployer une intense activité diplomatique afin d’œuvrer à la réconciliation des souverains chrétiens, préalable indispensable pour affronter à nouveau l’ennemi musulman. En 1209, Alphonse VIII de Castille, Pierre II d’Aragon (9) et Alphonse II du Portugal (1185-1223) décident d’unir leurs forces en vue d’une reprise des hostilités. Se joignent à eux d’anciens rivaux : Alphonse IX, Roi de Leon (1171-1230) et Sanche VII, Roi de Navarre (1154-1234). Tous deux avaient guerroyé quelques années auparavant contre la Castille, le premier aux côtés des Almoravides et le second aux côtés des Almohades. La Papauté les avait alors frappés d’excommunication. Avec la fin de la trêve en février 1209, les négociations de l’archevêque de Tolède portent cependant leurs fruits et le Pape Innocent III (1160-1216) peut promulguer une bulle pontificale lançant un appel à la croisade en Al-Andalus. Ceux qui accepteront de se rendre dans la péninsule ibérique pour y combattre les Musulmans bénéficieront des mêmes indulgences que ceux qui, au même moment, s’apprêtent à se croiser pour la Terre sainte.
Dans ces premières années du XIIIe siècle, une coalition allant du Royaume du Portugal au Royaume d’Aragon en passant par le Leon, la Navarre et la Castille est, donc, en train de se reconstituer. Au même moment, en Afrique du Nord, le nouveau calife almohade, Muhammad AN-NÂSIR ( ?-1213), fils du vainqueur d’Alarcos, rassemble, lui aussi, une armée importante. Concentrée à Marrakech, celle-ci franchit le détroit de Gibraltar et débarque dans la péninsule ibérique au début de l’année 1211. Se portant immédiatement vers le point d’appui chrétien le plus avancé – la forteresse de Salvatierra – AN-NÂSIR établit un siège qu’il pensait rapide.
Située aux confins de la Sierra Morena, la plaine du Campo de Calatrava est depuis le milieu du XIIe siècle le territoire chrétien le plus avancé en pays musulman. Les combats sont incessants et la forteresse de Calatrava en est le verrou. Conquise par les Castillans en 1147, elle est confiée aux Templiers qui ne parviennent cependant pas à la défendre et l’abandonnent à quelques moines cisterciens. Sur le modèle des Templiers, ces derniers parviennent à constituer une troupe que le Pape érige en ordre militaire le 14 septembre 1164 : l’ordre de Calatrava. Cependant, la pression almohade est trop forte au lendemain du désastre d’Alarcos, et les défenseurs sont obligés de quitter Calatrava pour se replier sur une autre forteresse située non loin : le château fort de Salvatierra. Très isolé, celui-ci tient pourtant jusqu’en juin 1211 date à laquelle le Calife AN-NÂSIR vient l’assiéger. Les chevaliers de Calatrava résistent pendant une cinquantaine de jours et font perdre un temps précieux à AN-NÂSIR. La guerre au Moyen-Âge étant saisonnière pour des raisons de difficulté de ravitaillement des armées, le Calife se voit contraint de suspendre les opérations avec l’arrivée de l’automne.
La résistance de Salvatierra a ainsi fixé une importante armée almohade. Malgré la prise de la forteresse chrétienne, ce gain de temps donne à l’armée croisée plusieurs mois pour s’organiser. Chevaliers venus de Castille, de Navarre, d’Aragon, du Leon et du Portugal sont renforcés par les milices urbaines, celles-ci fournissant l’infanterie lourde. Les archevêques de Bordeaux et de Narbonne, ainsi que l’évêque de Nantes sont présents. Ils amènent avec eux d’importants contingents de chevaliers francs et languedociens. Les ordres militaires ont eux aussi battu le rappel de leurs troupes : Templiers, Hospitaliers, chevaliers de l’ordre de Santiago et de Calatrava… C’est une puissante armée de plusieurs milliers de combattants qui se concentre dès lors à Tolède en cette Pentecôte 1212.
Sous le commandement d’Alphonse VIII, les croisés quittent la ville le 20 juin et marchent vers le sud. Plusieurs places fortes importantes sont reprises aux Musulmans dont Alarcos, Salvatierra et Calatrava qui tombe le 1er juillet. La progression de l’armée chrétienne se heurte cependant à la Sierra Morena, une longue chaîne montagneuse orientée ouest-est, difficile à traverser. Qui plus est, les passes de cette barrière rocheuse sont solidement tenues par l’ennemi. Aidés par des informateurs locaux, les croisés parviennent pourtant à contourner la Sierra Morena par le sud et, le 13 juillet, ils débouchent sur le plateau de Las Navas de Tolosa où se trouve devant eux l’armée de Muhammad AN-NÂSIR. Ayant quitté Séville le 22 juin, celui-ci venait d’établir son camp.
Après quelques jours d’observation mutuelle, la bataille est livrée le 16 juillet à l’initiative d’Alphonse VIII. L’engagement reste classique. Profitant d’un terrain plat et dégagé, les croisés utilisent la puissance de leur chevalerie en dépit de leur infériorité numérique. Bien protégés, lourdement armés, montés sur de puissants destriers, les chevaliers chrétiens sont non seulement impatients de venger le souvenir cuisant d’Alarcos, mais ils sont également convaincus de la justesse spirituelle de leur cause notamment dans les rangs des ordres militaires. La charge a lieu au centre où l’infanterie almohade plie sous le choc, mais elle parvient à tenir grace à ses archers qui mettent rapidement en difficulté les chevaliers. Alors que se développe une furieuse mêlée au centre, les cavaliers berbères et andalous d’AN-NÂSIR chargent sur les ailes du corps de bataille castillan. Plus légère, la cavalerie musulmane n’a pas pour objectif de délivrer un choc aussi puissant que celui des chevaliers chrétiens, mais plutôt d’envelopper les milices et les gens à pied chargés de flanquer ces derniers. La manoeuvre est dangereuse pour les croisés ce que perçoivent les contingents navarrais et aragonais jusqu’à présent tenus en réserve. Leur charge dégage alors les deux ailes menacées et font basculer la victoire dans le camp chrétien. Les Almohades commencent à reculer et lorsque les croisés arrivent au contact de leurs archers le point de rupture de la bataille est atteint. AN-NÂSIR s’enfuit et son armée lâche pied. Une grande partie de cette dernière est anéantie au cours de la retraite désordonnée qui s’ensuit.
La victoire chrétienne de Las Navas de Tolosa porte un coup d’arrêt définitif à la puissance almohade. Elle en brise la colonne vertébrale quand bien même n’est-elle pas immédiatement exploitée faute de moyens suffisants et d’une épidémie de dysenterie qui affaiblit l’armée croisée. Cependant, si les Chrétiens peuvent encore connaître des échecs locaux, les Musulmans ne sont plus en mesure d’inverser une dynamique et un rapport de force qui penchent désormais très nettement en faveur de la reconquête des royaumes hispaniques. Al-Andalus se fragmente en taifas rivales pour la troisième fois de son histoire. Incapables d’affronter les Chrétiens, elles sont vaincues les unes après les autres et disparaissent. Avant la fin du siècle, des villes importantes tombent définitivement : Cordoue en 1236, Séville en 1248 et Cadix en 1261. Les verrous stratégiques de l’Andalousie - notamment la vallée du Guadalquivir - sont également conquis. Alors que la dynastie almohade disparaît en 1269 sous les coups d’une autre famille berbère, les Mérinides, Al-Andalus se replie à l’extrême sud de la péninsule où son destin se confond désormais, et pour les deux siècles à venir, avec celui d’un émirat vassal de la Castille. La chute de sa capitale, Grenade, le 2 janvier 1492, devait marquer la fin de l’Espagne musulmane.
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Bibliographie