Dans le sillage de la mondialisation, une génération d’universitaires prétend étudier l’histoire autrement en embrassant tous les siècles et les continents. Une démarche très idéologique, comme l’explique Patrice Gueniffey.
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Le Figaro - Que vous inspirent ces nouvelles histoires globales qui fleurissent depuis celle de Patrick Boucheron, où le principe est de décaler le regard par rapport aux histoires classiques, au risque de devenir un « procédé » ?
Patrice GUENIFFEY - C’est un procédé systématique, en effet. La démarche est même prétentieuse, puisqu’elle prétend révolutionner ce que tout un chacun croyait savoir. Et cela sans profit pour la connaissance : prétendant embrasser les siècles et enjamber les continents, ce type d’histoire est condamné à rester de deuxième ou troisième main. Il suffit de lire ce monument de bêtise qu’est Sapiens (de Yuval Noah Harari, NDLR) pour le comprendre. Enfin, l’histoire globale privilégie les ressemblances plutôt que les particularités. Or l’histoire est vouée à l’étude du particulier, de ce que chaque expérience humaine a d’irréductiblement singulier.
Cela me fait penser à Lautréamont lorsqu’il disait que la juxtaposition d’un parapluie et d’une machine à coudre définit le beau. C’est ce qu’on retrouve dans le type d’histoire un peu facétieuse et très idéologique mis à la mode par Boucheron. Dans cette histoire qui se veut nouvelle, on fait croire à l’existence d’un lien logique entre des événements disparates, choisis selon le principe du hasard, de la préférence personnelle ou du caprice. Ce que la mémoire commune a retenu comme important est jugé dérisoire et ce qui est dérisoire est porté au pinacle. Prenez l’entrée « 1917 » dans l’Histoire mondiale de la France de Boucheron. On n’y parle que des Kanaks, quand des centaines de milliers de Français se font massacrer au Chemin des Dames ou ailleurs et que la révolution russe va changer la face du XXe siècle. L’indifférence à toute idée de vérité est ici totale. S’il n’y a plus que de la déconstruction, l’histoire devient elle-même vide de sens.
Le propos est en fait très idéologique. Il correspond aux aspirations du « progressisme » aujourd’hui dominant : créer une société d’individus délivrés de toutes les déterminations qu’ils peuvent tenir du passé ou de la nature. L’histoire n’a pas sa place dans cette vision du monde. Aussi cette « histoire nouvelle » vide de sens a-t-elle pour fonction de fabriquer de l’oubli. C’est à cette condition que le citoyen peut être définitivement réduit au consommateur. C’est le but : assujettir à la tyrannie du présent des individus sans racines, sans passé et sans mémoire.
Indéniablement, l’histoire n’occupe plus à l’Université, et moins encore dans les médias, la même place qu’il y a encore quelques décennies…
J’estime ces émissions, mais elles sont plutôt centrées sur le patrimoine que sur l’histoire proprement dite. On y valorise une vision muséale et nostalgique du passé. La passion actuelle pour le patrimoine offre d’ailleurs un contraste étonnant avec l’effondrement assez général d’un savoir historique minimum. La « chute » de l’histoire est explicable. Dans notre monde d’individus rois, le passé ne donne plus sens au présent et, plus encore, n’est plus censé révéler le secret de l’avenir, comme c’était encore le cas au temps du marxisme triomphant. Le passé meurt avec les générations qui s’en vont et nos contemporains sont indifférents à l’avenir. Du reste, on leur serine chaque jour qu’ils n’en auront pas. Tout ce qu’ils espèrent, c’est que le présent dure le plus longtemps possible.
C’est vrai dans la plupart des pays occidentaux. La rupture est particulièrement brutale en France parce que l’histoire a longtemps été notre religion, conférant une unité à une nation que son histoire tourmentée divisait. Ce n’est pas sans raison que les deux moments forts de la discipline historique ont été les XVIe et XIXe siècles. Dans le premier cas, c’est en explorant les origines lointaines, préromaines, du passé français qu’un Étienne Pasquier s’est efforcé de retrouver les racines d’une cohésion que ni la monarchie ni le christianisme ne garantissaient plus ; dans le second, il s’agissait de réunir ces deux histoires et ces deux peuples que la Révolution avait violemment opposés. L’histoire est notre lien, notre ciment. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est mise en cause. On peut remonter à Pompidou, très représentatif d’une élite qui aspirait alors à se délivrer du boulet du passé pour se tourner vers un avenir industriel et technique radieux. Dans la même décennie 1970, le monde a commencé d’appartenir à une génération pour qui l’histoire de France n’était rien d’autre qu’un long malheur et un crime sans fin.
En effet. Cette haine de soi commence avec un film, Le Chagrin et la Pitié (1969), puis trouve sa consécration avec une des charges les plus violentes jamais lancées contre la France et son histoire, L’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy (1981). L’injonction est de renoncer à ce que nous sommes, de devenir autres. Dans cette perspective, l’histoire perd évidemment le statut qu’elle pouvait avoir sous la IIIe République et jusqu’à de Gaulle.
Ce besoin de racines est humain. Il est renforcé par la mutation de notre société, qui, depuis un demi-siècle, a beaucoup changé dans sa composition. L’immigration est évidemment une donnée massive. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale au moins, le peuplement est relativement stable. Tout a changé très vite à cet égard, comme souvent en France (la disparition des paysans, l’effondrement du catholicisme). La possibilité même d’un récit historique fédérateur commun s’est trouvée mise en cause, par force, puisque 20% au moins de la population ne partage plus notre passé et, pour certains d’entre eux, s’en croient même les victimes. Dans cette perspective, l’histoire n’est plus un principe d’unité, mais un ferment de division. Elle met en exergue ce qui distingue, ce qui sépare et oppose. Or nos dirigeants ont un impératif : essayer de faire vivre ensemble des gens si différents par leurs origines, leur histoire ou leurs croyances. La seule chose qui rapproche, pensent-ils, ce n’est plus l’histoire mais la philosophie des droits de l’homme.
Au fond, le juridisme a remplacé l’Histoire. Nous sommes revenus à l’Ancien Régime. Le seul problème, c’est que les droits ne fondent pas une communauté. Avant 1789, celle-ci trouvait son principe dans la personne du roi. Depuis, dira-t-on, l’État a pris le relais. C’est vrai, mais un État impécunieux et paralysé par les usurpations des juges ne peut pas grand-chose. Au lieu de refonder la communauté nationale, on encourage un communautarisme conflictuel.
Par Jacques de Saint Victor, Paul-François Paoli et Sébastien Lapaque
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