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La guerre Ukraine-Russie (2014-)

Au-delà du brouillage médiatique, de la guerre informationnelle et des partis pris idéologiques, essai d’explication générale de la situation militaire en Ukraine au printemps 2023.

Article mis en ligne le 16 juin 2023
dernière modification le 21 novembre 2023

par Nghia NGUYEN

  • Une unité d’artillerie russe embarque par voie ferrée à Taganrog (oblast de Rostov, Russie) le mardi 22 février 2022). Les engins sont des obusiers automoteurs 2S19 Msta-S de 152 mm. Conçu dans les années 1980 à partir du châssis du char T-80, le 2S19 est l’équivalent du M109 américain.

 

Actualité, « histoire immédiate » et vanité

Mars 2022. Une inspectrice d’académie d’Histoire-Géographie fait sa tournée au Lycée Jean Monnet. L’équipe des professeurs est rassemblée pour travailler sur une grille d’évaluation relative aux devoirs communs des différents niveaux. La période est cependant à l’émoi médiatique dans le pays comme ailleurs en Occident. Depuis le 24 février, le monde - et l’Europe encore plus - vit au rythme de la progression des colonnes blindées russes en Ukraine. Du jour au lendemain, le déclenchement de l’ « opération militaire spéciale » se substituait à l’actualité de la COVID-19, et les médias main stream installaient un nouveau décor entretenant l’émotion d’une opinion publique inquiète par ce qui ressemblait à un retour de la guerre en Europe.

C’est dans ce contexte que l’IA-IPR proposa des conseils aux enseignants afin qu’ils puissent expliquer le conflit aux lycéens. Mais en guise de « conseils » l’autorité académique fit essentiellement part de son jugement personnel et de sa perception émotionnelle de l’événement, allant jusqu’à conclure le conflit lui-même en affirmant que « face à une guérilla [les Ukrainiens] c’est toujours l’armée régulière [les Russes] qui perd » (sic)... Hormis le fait que le propos émanait d’une personne qui ne connaissait pas grand-chose aux affaires militaires, cette IA-IPR semblait surtout confondre les dimensions militaire et politique d’une guerre qu’elle considérait comme asymétrique. Reprenant ce que disaient les médias du moment sur la disproportion du rapport de force qui laissait présager une victoire sans appel de la Russie, elle réduisait la résistance militaire des Ukrainiens à une guérilla sans voir que nous étions avant tout en présence d’une confrontation interétatique de nature dissymétrique (et non asymétrique).

L’anecdote prêterait à sourire si le parterre enseignant qui subissait cette parole surplombante, semblait approuver cette manière d’aborder un fait d’actualité aussi grave mettant en avant non pas une explication raisonnée des faits mais une opinion habillée d’ « histoire immédiate » pour certains. Et peu importe que cette notion même d’ « histoire immédiate » soit en soi contradictoire donc contestable. L’Université n’avait-elle pas enseigné aux étudiants qu’ils avaient été que la différence entre l’actualité et l’Histoire résidait justement dans le recul que seul le temps permettait ? Ce recul qui incite à la prudence et à une distanciation par rapport à l’événement. Comment prétendre à l’objectivité du praticien de la science historique quand on a que ses émotions comme seule boussole ? Plongés dans le « brouillard de la guerre » et celui des médias, certains professeurs préféraient surenchérir en toute ignorance et à partir d’ « hypothèses » (comprendre des idées préconçues) sur les droits de l’Homme, la dictature de Vladimir POUTINE et les mensonges de la Russie qu’un Occident démocratique ne pouvait, lui, s’autoriser. Peu importe que parmi ces professeurs d’aucuns passaient à la trappe la stratégie de l’administration américaine ayant conduit au renversement de Saddam HUSSEIN en 2003. Avec la bénédiction de l’inspectrice, Histoire, Géographie, Géopolitique, relations internationales s’effaçaient derrière un jugement purement moral, et l’émotion semblait être l’horizon indépassable des représentants de l’École alors présents.

Cependant, à cette médiocrité intellectuelle répondait, par ailleurs, une autre posture idéologique qui ne voyait qu’en l’agression russe une réaction légitime à l’encontre d’une diplomatie étatsunienne et occidentale machiavélique et agressive. Il est toujours imprudent de vouloir se prononcer sur un événement dont l’actualité n’est pas éteinte et, à ce titre, on pourra reprocher aux contemporains non pas de ressentir mais de privilégier leurs affects au détriment d’une explication rationnelle qui, si elle est toujours insatisfaisante, aura au moins le mérite de faire comprendre la complexité d’une situation. L’attitude est d’autant plus regrettable que contrairement à ce que pourrait laisser imaginer la déferlante médiatique, nous sommes loin de disposer des informations essentielles. Quand bien même les aurions-nous, elles seraient d’emblée noyées dans une masse de données quotidiennes qui fait que - de nos jours - c’est moins l’accès à l’information en tant que tel que son exploitation qui pose problème. Plus que jamais la notion d’ "histoire immédiate" devrait susciter circonspection voire méfiance. Qui plus est lorsqu’à cette opacité de la situation réelle, la guerre entre la Russie et l’Ukraine déploie-t-elle de manière inédite un volet informationnel et communicationnel qui fait entrer de plain-pied nos sociétés dans une guerre dite cognitive. Forme la plus aboutie du principe traditionnel de la propagande ; portée dans les champs immatériels de notre modernité à la vitesse des algorithmes et de leurs biais, cette dernière a pour objectif d’englober et de modifier dans un sens ou dans un autre notre perception du conflit (lire infra).

Bien évidemment nous ne pouvons rester de marbre dans notre rapport à l’actualité, mais si tant est que l’ambition de former des citoyens à l’acquisition d’un esprit critique ait un sens, l’École et ses représentants - IA-IPR en tête - devraient avant tout témoigner d’humilité si ce n’est d’une certaine déontologie et rigueur intellectuelle sous peine de prolonger nos comédies humaines en comédies scolaires. Si cette guerre comporte inévitablement des répercussions géopolitiques sur notre relation avec la Russie, le conflit entre l’Ukraine et la Russie n’est pas - et ne doit pas être – un conflit entre la France et la Russie. Le comprendre serait un premier pas dans la recherche d’explications générales plus équilibrées, seize mois après le déclenchement de l’ « opération militaire spéciale » russe.

 

  • À l’hiver 2022, la situation se fige sur une ligne allant de l’oblast de Louhansk (Severodonetsk) au Nord à celui de Kherson au Sud. Si les villes ukrainiennes continuent d’être bombardées, l’affrontement se concentre autour de la petite ville de Bakhmout (oblast de Donetsk). Indécise et meurtrière, elle joue le rôle d’abcès de fixation jusqu’au printemps alors que les deux armées se réorganisent après une année de combats. Il est cependant difficile, à cette date, d’anticiper sur une percée décisive ou un retournement de situation. Quand bien même artillerie mobile et systèmes missiles règnent-ils sur le champ de bataille ukrainien, les armées se sont enterrées et la profondeur défensive russe s’est considérablement durcie lors des derniers mois.

 

La guerre ne commence pas en 2022

L’affrontement entre l’Ukraine et la Russie n’a pas commencé en février 2022 mais en février 2014. À cette date, l’orientation pro-russe de la politique du Président Viktor IANOUKOVYTCH au détriment d’un rapprochement avec l’Union européenne (suspension de l’accord d’association Ukraine/UE) déclenche la Révolution de Maïdan. IANOUKOVYTCH est destitué mais ce renversement n’est pas reconnu par Moscou. Surtout, cette destitution déclenche un mouvement de sécession dans les territoires de l’Est et du Sud de l’Ukraine dont le peuplement est majoritairement russe. C’est dans ce contexte que la Russie - utilisant une population qui lui est largement favorable - annexe la Crimée et qu’elle vient en soutien aux milices séparatistes dans les oblasts de Donetsk et Lougansk. Cet engagement se fait d’abord avec de petites unités légères de forces spéciales, mais devant la réaction de plus en plus ferme de l’État ukrainien ce sont des Battalion Tactical Groups qui interviennent en soutien aux milices pro-russes. Véritables unités interarmes lourdement armées, théoriquement forte de 900 hommes, les BTG russes font pencher la balance en faveur de la sécession (1). Caractéristique des BTG : leurs combattants portent des uniformes sans insignes ne permettant pas ainsi l’identification de l’unité ni de la nationalité. Ainsi éclate la guerre du Donbass dont la première phase s’achève par une défaite de l’Ukraine. Mal préparée, l’armée ukrainienne ne parvient pas à empêcher les annexions territoriales russes et subit de lourdes pertes. Les accords de Minsk (Minsk 1 en 2014 et Minsk 2 en 2015) internationalisent le conflit mais ne règlent rien. En fait, la guerre va se poursuivre durant sept années. De basse intensité, elle fait 14 200 morts mais le monde s’est habitué à l’angle mort ukrainien que la crise sanitaire en 2020 relègue à un plan médiatique secondaire.

Les accords de Minsk 2 prennent acte du rapport de force en faveur de Moscou et conduisent à une reconnaissance officielle des entités séparatistes. Cette partition n’est, cependant, pas acceptée par Kiev qui se prépare à une nouvelle confrontation. Le cessez-le-feu n’est d’ailleurs pas respecté par les belligérants, et les relations diplomatiques entre la Russie et les Occidentaux se dégradent. Durant des mois, sous prétexte d’exercices et en dépit des alertes américaines, des troupes russes se concentrent aux frontières notamment en Biélorussie. Le 24 février 2022, Vladimir POUTINE déclenche l’ « opération militaire spéciale ». Celle-ci n’est pas le début d’une nouvelle guerre mais la deuxième phase de la confrontation déjà engagée depuis 2014. Elle correspond à un élargissement et à un durcissement du conflit à l’ensemble de l’Ukraine cette fois. Si l’Occident condamne unanimement la Russie et lui inflige un impressionnant train de sanctions politiques et économiques, une grande partie de la communauté internationale reste réservée et ne condamne pas l’invasion russe.

Les objectifs russes en février 2022 : une offensive mal planifiée

L’Ukraine est un pays de 600 000 km2, peuplé de 45 millions d’habitants en 2022. C’est un pays plus grand que la France que la Russie attaque avec une force d’environ 180 000 hommes répartis selon 3 axes d’attaque séparés les uns des autres : un axe nord qui part de la Biélorussie et qui a pour objectif Kiev ; un axe est qui part de la Russie et qui vise Karkhiv ; un troisième axe qui part de la Crimée au sud et vise à la fois Kherson (et au-delà Odessa) à l’ouest et Marioupol à l’est. Les objectifs russes sont triples.

  • Un objectif politique : pendre le contrôle de la capitale ukrainienne et faire tomber le Président Volodymyr ZELENSKY.
  • Un objectif stratégique : achever la conquête du Donbass et réunir celui-ci à la Crimée. C’est par ailleurs dans le Donbass que se trouve l’essentiel du corps de bataille ukrainien qu’il faut neutraliser.
  • Un objectif économique : atteindre le Dniepr à Kherson afin de pouvoir foncer sur Odessa et priver l’Ukraine de sa façade maritime. Le contrôle de cette dernière permettrait l’asphyxie économique du pays.

 

Une colonne blindée russe entre dans Marioupol (oblest de Donetsk) le jeudi 21 avril 2022

Tankistes russes dans Marioupol (avril 2022)

 

À la présentation médiatique d’une lutte de David contre Goliath succède rapidement la réalité des combats. L’Ukraine est un pays dont le relief généralement plat est idéal pour le combat mécanisé, mais où établir une ligne de front nécessite des effectifs importants. Centres de commandement comme dépôts logistiques sont exposés y compris dans la profondeur. Les forces russes ne sont pas assez nombreuses et leurs offensives sont dispersées sur trois axes éloignés les uns des autres. Loin d’être une guérilla, la résistance ukrainienne s’avère beaucoup plus acharnée que prévue. Décentralisée et souple, elle inflige des pertes importantes à l’armée russe. Les batailles d’Hostomel (février-mars) et de Chernihiv sauvent la capitale, Kiev, et Karkhiv - deuxième ville importante du pays et nœud de communication majeur - bien qu’encerclée ne tombe pas. L’offensive russe au nord est tenue en échec. Le succès est au sud dans un premier temps. Les forces russes parviennent à déboucher de la Crimée et à se lancer en direction du Donbass (au nord-est) et du Dniepr (à l’ouest). Cependant, comme au nord, le manque d’effectifs pour s’emparer de villes importantes se fait sentir. Après la chute de Melitopol, Marioupol joue le rôle d’abcès de fixation jusqu’au mois de mai. Quant aux forces qui atteignent le Dniepr au mois de mars, elles s’emparent de Kherson mais ne peuvent pousser au-delà. Odessa reste hors de portée.

En avril les forces russes lâchent Kiev et se replient. L’ampleur des pertes, l’insuffisance de leurs forces et la résistance ukrainienne obligent à une réorientation de l’effort principal. Désormais c’est à l’Est, dans le Donbass, que celui-ci sera porté. Il s’agit d’assurer à la fois la cohérence et la défense des gains territoriaux tout en regroupant une force offensive affaiblie. L’armée russe est cependant harcelée dans la profondeur par des systèmes d’artillerie à longue portée qui frappent ses centres de commandement, ses dépôts logistiques et ses noeuds de communication. Une diversion dans le secteur de Kherson, au mois d’août, permet aux forces ukrainiennes de lancer une contre-offensive qui desserre l’étau autour de Kharkiv. En septembre, les Russes sont quasiment repoussés jusqu’à la frontière et à défaut d’être hors de portée de leur artillerie la grande ville est désencerclée. Contraintes par la proximité de la frontière, la direction de leurs voies de communication et la platitude du relief, les forces russes ont les plus grandes difficultés à rétablir une ligne de défense. C’est ce moment de déstabilisation que choisissent les Ukrainiens pour lancer une deuxième contre-offensive dans le secteur de Kherson en octobre. Cette fois, il ne s’agit plus d’une diversion et la situation devient intenable pour les Russes qui sont obligés d’évacuer la ville en novembre, pour se retrancher sur l’autre rive du Dniepr.

À l’été 2023, beaucoup attendent une nouvelle contre-offensive ukrainienne dont le centre de gravité se situerait dans le secteur de Zaporijjia, charnière du front entre le Donbass et la Crimée. Une percée victorieuse en direction de Melitopol, dans un premier temps, permettrait d’atteindre Berdiansk sur le littoral de la Mer d’Azov au sud de Marioupol dans un second temps. Sur cet axe, la largeur du champ de bataille est de 175 km et les Russes se battraient dos à la mer. Une victoire ukrainienne permettrait de couper en deux les conquêtes russes et d’isoler la Crimée. Une telle attaque supposerait cependant un franchissement de vive force du Dniepr (un fleuve particulièrement large) ainsi qu’un effet à la fois de surprise et de masse pour enfoncer des lignes russes qui se sont considérablement renforcées durant l’hiver.

 

  • Véhicules blindés russes abandonnés dans les environs de Kharkiv en septembre 2022. Assiègée depuis le début de l’offensive russe, Kharkiv a résisté avec succès. Les combats ont eu lieu dans sa banlieue et la ville peut encore être bombardée, mais elle est actuellement désencerclée.

 

La montée en puissance de l’armée ukrainienne

L’armée ukrainienne de 2022 n’est plus celle de 2014. Tirant les leçons de l’offensive éclair russe de 2014-2015 dans le Donbass, elle a eu sept années pour se réorganiser à tous les niveaux, aidée en cela par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada. Un pont aérien s’est mis en place par où se déverse l’aide militaire dont le pays a besoin pour soutenir son effort de guerre. Ce pont aérien aboutit à l’est de la Pologne à Rzeszow-Jasionka ; une ville de 200 000 habitants dont l’aéroport dispose d’une piste de 3200 m. Point d’entrée de l’aide occidentale en Ukraine, située à 700 km de la frontière, Rzeszow est devenue une gigantesque base de soutien protégée en permanence par un réseau de batteries anti-aériennes MIM-104 Patriot.

Dans un premier temps ce furent des munitions et des missiles antichars FGM-148 Javelin (Raytheon/Lockheed Martin) et NLAW (Saab Bofors Dynamics) qui furent livrés. Matériels et armements n’ont depuis cessé de monter en gamme avec des livraisons de matériels d’artillerie (2), des blindés, des véhicules divers et des avions. De nombreux militaires ukrainiens sont, dans le même temps, formés de toute urgence au sein des armées occidentales. Ce soutien n’est pas en soi une co-belligérance tant que les troupes européennes et américaines ne sont pas engagées sur le sol ukrainien. La Guerre froide a ainsi vu de nombreux conflits où Russes et Américains ont directement apporté une aide militaire à des pays en guerre sans pour autant s’affronter directement.

Le laboratoire ukrainien

Seize mois de guerre ont alimenté des RETEX suivis dans le monde entier par les états-majors et les spécialistes, tant les leçons de ce conflit présagent ce que serait une prochaine guerre interétatique d’ampleur. D’emblée, on trouve en Ukraine trois types de conflits en un : 1- La première phase de l’ « opération militaire spéciale » a vu des raids blindés/mécanisés et des encerclements de type Deuxième Guerre mondiale. 2- Avec l’automne et l’hiver, les armées se sont enterrées dans des tranchées. Les combats se sont poursuivis notamment autour de Bakhmout où la bataille d’attrition et l’intensité des bombardements d’artillerie ne sont pas allés sans rappeler, cette fois, les combats de la Première Guerre mondiale. 3- La guerre en Ukraine voit, par ailleurs, l’utilisation d’armes HIGH-TECH ainsi qu’une extension de la lutte dans ce que l’on appelle maintenant le multi-milieux/multi-champs (M2MC) (3). C’est la guerre du XXIe siècle.

Parmi les armes HIGH-TECH utilisées figurent les missiles antichars Javelin et NLAW. De type fire and forget (4), ce sont des systèmes antichars redoutables capables de frapper un engin embusqué derrière un mouvement de terrain (5). Leur charge tandem (6) perce tous les blindés russes en tir direct, y compris sur des véhicules protégés par des kits de blindage réactif. L’efficacité de ces missiles a beaucoup joué dans l’arrêt des offensives russes où l’importance des pertes infligées (7) a fait resurgir le débat sur l’utilité tactique des chars de combat (8). Quant à l’artillerie, elle a de nouveau montré son importance et son efficacité avec des systèmes modernes (CAESAR et HIMARS) désormais très mobiles, capables de tirer une gamme de munitions diversifiées dont des obus à portée augmentée (9).

La dronisation du champ de bataille - c’est-à-dire l’introduction massive de drones à la fois dans les airs, sur terre et sur mer – est l’un des aspects majeurs du laboratoire ukrainien. Déjà révélée lors du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh (2021), la dronisation s’est imposée en Ukraine obligeant à une distinction désormais plus fine entre les avions télépilotés à distance (Remote Piloted Aircraft) et les drones stricto sensus. Alors que les premiers nécessitent de véritables pilotes ainsi que des infrastructures lourdes (cockpits d’opération, centres d’analyses, ateliers de maintenance, pistes d’envol), les seconds peuvent être mis en œuvre par n’importe quel combattant d’infanterie sur des missions diverses (observation, attaque, livraison). D’un faible rayon d’action et d’une autonomie limitée, ils peuvent néanmoins observer rapidement derrière la colline tout en donnant à l’infanterie une capacité de frappe sur des chars ou des batteries d’artillerie. Utilisés en mode consommable et pouvant frapper en essaims, ils ont pour eux un faible coût et une facilité d’accès sans commune mesure avec les MALE MQ-9 Reaper et autres RPA. La guerre en Ukraine est une guerre de drones à grande échelle qui touche à la fois les milieux aérien, terrestre et maritime. Elle pose la question de la protection et de la lutte anti-drones.

 

  • Combattants ukrainiens dans les environs de Bakhmout en avril (supra) et novembre (infra). Ces photographies illustrent une guerre de position qui vient se juxtaposer aux grandes offensives mécanisées et aux affrontements de blindés. Elles ne vont pas sans rappeler les combats de la Première Guerre mondiale.

Alors que Kherson est sur le point d’être reprise aux Russes, des soldats ukrainiens mettent en oeuvre un drone sur le Dniepr (22 octobre 2022)

 

Pour un choc militaire de cette ampleur, beaucoup seront surpris d’observer un ciel quasiment vide d’aéronefs (avions, hélicoptères). Si le milieu aérien reste toujours utilisé, les systèmes anti-aériens ont atteint un tel niveau d’efficacité qu’il a été, dès le début de l’ « opération militaire spéciale », coûteux et de plus en plus risqué pour les Russes d’engager massivement leurs forces aériennes (10). Plus d’un an après le lancement de sa triple offensive, force est de constater que l’armée russe ne maîtrise pas l’espace aérien ukrainien, préalable à toute victoire au sol. Alors que de plus en plus d’armées de l’Air développent dans le même temps des RPA, cette observation pose la question de l’évolution de forces aériennes dont pilotes et aéronefs ont atteint des coûts de formation et de fabrication des plus élevés.

La dimension maritime et navale du conflit n’a pas disparu dans un conflit essentiellement aéroterrestre et perçu comme tel par le plus grand nombre. Il est vrai que la neutralisation de la petite flotte ukrainienne dès 2014 ainsi que l’anecdote amphibie attachée à l’Île des Serpents ne pouvaient augurer de batailles navales sur le haut du spectre. Cependant, un contrôle du littoral ukrainien de la Mer d’Azov à la Mer Noire par la Russie aurait permis de sécuriser la Crimée tout en enclavant l’Ukraine. Si les prises de Mélitopol et de Marioupol à l’Est permirent de contrôler l’ensemble de la Mer d’Azov, il aurait fallu également prendre Odessa à l’Ouest pour fermer la Mer Noire à l’Ukraine. À défaut de pouvoir percer par voie de terre jusqu’à Odessa, l’état-major russe a tenté d’exercer une pression venue de la mer, laissant planer une menace de débarquement. La création d’une tête de pont dans le secteur d’Odessa aurait pris à revers les forces ukrainiennes engagées sur le Dniepr. Ce faisant, cette menace navale se conjuguait aussi avec l’effort terrestre russe dans le secteur de Kherson et fixait de nombreuses unités ennemies autour d’Odessa. À cela, l’Ukraine répliqua par une frappe de la terre à la mer lorsque deux missiles de croisière R-360 Neptune coulèrent le navire-amiral de la Flotte russe de la Mer Noire le 14 avril 2022 (11). Cette victoire ukrainienne hautement symbolique n’était cependant pas de nature à inverser le rapport de force sur mer, et des attaques se poursuivirent de part et d’autre visant des infrastructures et des bâtiments de guerre avec, cette fois, des drones navals.

 

  • Soldats et CAESAR ukrainiens dans le sud du Donbass en juin 2022. Sur le document supra, on remarquera à gauche un MBT NLAW RB-57 (New generation Light Anti-Tank Weapon) dans son container de transport. L’armée ukrainienne de 2022 est une armée en pleine transformation, beaucoup plus aguerrie qu’en 2014. Reprise en main par des conseillers militaires étrangers, elle est progressivement mise aux normes OTAN. L’accélération de l’épuisement des vieux stocks de matériels soviétiques accélère ce processus car ces derniers sont désormais remplacés par du matériel occidental. Surtout, les états-majors ukrainiens sont intégrés de facto dans les stuctures otaniennes et apprennent à planifier leurs opérations selon des doctrines de l’OTAN.

 

Hiver 2022-Printemps 2023 : l’échec stratégique de la Russie

Le propos n’est en rien une conclusion définitive que seule l’Histoire dira. Au moment où ces lignes sont écrites la guerre se poursuit entre les deux protagonistes, et les tensions demeurent élevées entre la Russie et l’Occident. Personne ne peut dire, à l’heure qu’il est, ce que sera l’issue de ce conflit. Cependant, un an après le déclenchement de l’ « opération militaire spéciale », force est de constater que Vladimir POUTINE n’a pas atteint ses objectifs.

Le gouvernement pro-occidental – incarné par Volodymyr ZELENSKY – est toujours en place, plus que jamais politiquement et militairement soutenu par les Américains et les Européens. Dans le même temps, la Russie subit un isolement international qui, à défaut d’être hermétique, lui est de plus en plus pesant tant les sanctions économiques et financières s’inscrivent dorénavant dans la durée.

Alors que nombre de peuples d’Europe centrale et orientale – au premier rang desquels on citera les Polonais, les Baltes, les Finlandais - nourrissaient déjà une méfiance séculaire et historique à l’égard de la Russie et de ses poussées impérialistes, l’extension de la guerre en Ukraine a ravivé leurs plus grandes inquiétudes. Augmentation des budgets militaires et renforcement des postures militaires témoignent depuis plus d’un an d’un renouveau des tensions entre la Russie et ses voisins immédiats.

L’adhésion de ces derniers à l’OTAN a toujours été analysée comme une menace par le président russe qui en a fait notamment une ligne rouge pour l’Ukraine. Si la question de l’adhésion à l’OTAN (comme à l’UE) était en débat au sein de la classe politique ukrainienne au début des années 2010, elle n’était cependant pas à l’ordre du jour au moment où la guerre éclatait. Alors que dans les mêmes années l’avenir de l’OTAN était aussi posé par certains au sein de l’Alliance (12), ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’ « opération militaire spéciale » russe d’avoir fait renaître la vocation défensive de l’OTAN et d’en accélérer le rapprochement avec l’Ukraine. Pire du point de vue de Moscou : la guerre fait basculer deux pays traditionnellement neutres dans l’OTAN (Finlande et bientôt Suède). Ce que POUTINE ne voulait pas, il l’a désormais en plus grave. Non seulement, la Russie ne pourra pas empêcher l’Ukraine d’entrer à terme dans l’OTAN, mais il faudra désormais compter avec un élargissement sans précédent de l’Alliance atlantique dans l’espace scandinave (13).

Alliance défensive de 31 États membres, l’OTAN fut conçue et taillée pour une guerre de haute intensité entre puissances étatiques. Un type de conflit que beaucoup ont cru voir sortir de l’Histoire au lendemain de la Guerre froide. L’OTAN n’est cependant pas une armée en soi mais un ensemble d’états-majors et de commandements dont les savoir-faire en matière de planification, d’intégration opérationnelle, de renseignement et de soutien logistique sont inégalés dans le monde. Quand bien même l’adhésion politique de l’Ukraine à celle-ci demanderait encore du temps, ses forces armées s’otanisent de facto et à grande vitesse. Leurs stocks de matériels ex-soviétiques ont été épuisés et sont maintenant remplacés par du matériel occidental, en grande partie américain. Surtout, la nouvelle armée ukrainienne entre de manière accélérée dans les standards et les normes de l’OTAN.

Soutenus matériellement par les armées les plus modernes de la planète, appuyés par l’indispensable renseignement américain, les états-majors ukrainiens et otaniens ont planifié conjointement les actions offensives qui ont permis de surprendre et de repousser les Russes dans les secteurs de Karkhiv/Izioum/Lyman au nord et de Kherson au sud. De l’été 2022 au printemps 2023, la bataille d’attrition de Bakhmout (dans l’oblast de Donetsk) a montré que le Donbass était loin d’être sécurisé pour les Russes. Entre-temps Kherson a été perdue, la Crimée reste menacée et la sphère communicationnelle bruisse des rumeurs d’une prochaine contre-offensive ukrainienne. Pour certains observateurs, celle-ci aurait déjà commencé dans la profondeur du dispositif russe... Dans le même temps, l’OTAN a considérablement renforcé son dispositif en centre-Europe, en Méditerranée et en Scandinavie, multipliant les exercices interalliés sur terre, sur mer et dans les airs (14).

L’Ukraine mène donc une véritable guerre conventionnelle. L’ampleur de ses pertes – certes encore mal précisées – mais aussi celles infligées à l’armée russe l’atteste. Dès les débuts de l’ « opération militaire spéciale », mettant à profit les sources de renseignement otaniennes, les forces armées ukrainiennes ont spécifiquement ciblé le C2 russe, localisant et éliminant un nombre impressionnant d’officiers généraux et désorganisant la chaîne de commandement adverse (15). À leur échelle et avec le soutien des occidentaux, les forces de Kiev mènent une confrontation qui est, en fait, un véritable laboratoire en matière de guerre dans le M2MC. En ce sens, on pourra avancer que la nouvelle armée ukrainienne - à défaut d’être une armée de type pleinement OTAN - est la première armée à affronter directement la Russie selon des méthodes de planification et des standards OTAN. La guerre jouant de facto un rôle d’intégrateur bien plus rapide et efficace que n’importe quel autre processus d’adhésion politique à l’Alliance.

L’autre grand échec de Vladimir POUTINE est de ne pas vouloir reconnaître à l’Ukraine un destin indépendant et divergent de celui de la Russie. C’est en ce sens qu’il faut interpréter la vigueur et la durée de la résistance ukrainienne, authentique expression d’une véritable résilience nationale. Réduire les Ukrainiens à une partie du peuple russe et assimiler leur discours nationaliste au Nazisme (16), n’est qu’un raccourci de propagandiste qui ne peut occulter la réalité d’une conscience nationale. Il existe une langue, une culture et une histoire ukrainiennes spécifiques qui ne sont pas russes. À ne pas vouloir le prendre en considération, il y a sous-estimation d’un ciment national que l’actuelle guerre durcit davantage. Quoi qu’il en soit, cette guerre restera un marqueur de la séparation définitive entre Ukrainiens et Russes. Elle en est d’emblée une pierre angulaire. À défaut d’avoir fondé un nationalisme déjà existant, elle le renforce et le justifie davantage en confirmant une césure irréversible entre les deux peuples. Dans la conscience historique des Ukrainiens, la menace mortelle ne vient pas de l’Ouest mais de l’Est au même titre que pour les Polonais et les Baltes. C’est le miroir géopolitique et historique inverse des Russes et, de ce côté de la frontière, s’il y eut une histoire commune du temps de la Principauté de Kiev, on garde en mémoire que le Russe fut surtout le communiste stalinien, le bourreau du NKVD, celui aussi par qui l’Holodomor est arrivée (17).

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  1. Cf. Le Battalion Tactical Group ou BTG est la désignation anglo-saxonne pour un type d’unité interarmes spécifique à l’armée russe dont l’effectif réel se situe davantage entre 500 et 700 hommes. Ce qui s’en rapproche le plus est le Groupement Tactique Interarmes (GTIA) français. Le principe est celui d’une unité interarmes modulable et ad hoc. Pour les GTIA, le concept reste temporaire le temps d’une mission et s’organise autour d’un régiment.
  2. Cf. Notamment les M142 HIMARS (High Mobility Artillery Rocket System) américains et les CAESAR (Camion Équipé d’un Système d’Artillerie) français.
  3. Cf. Concept américain récent, en pleine maturation, le Multi Domains – que l’on traduit par Multi-milieux/Multi-champs - désigne l’extension des espaces et des sphères de la conflictualité au-delà des traditionnels milieux terre/air/mer, du fait des progrès technologiques. Les milieux sont terrestre, maritime, aérien auxquels il faut ajouter maintenant les grands fonds marins et l’espace exo-atmosphérique. Il s’agit d’environnements physiques. Les champs recoupent des sphères immatérielles : cyberespace (qui revêt cependant une dimension matérielle et physique), infosphère, communication, dimension cognitive. Milieux et champs sont caractérisés par des formes de combat spécifiques et très différentes les unes des autres. Les combats interarmes et interarmées exprimaient jusqu’à présent la coordination des forces dans les milieux physiques traditionnels. Avec le M2MC, il s’agit de coordonner dorénavant une même opération dans des dimensions dont la nature, les moyens d’actions et les tactiques sont fondamentalement différentes.
  4. Cf. Fire and forget désigne un processus d’acquisition de cible qui ne nécessite plus le suivi direct de la cible par le tireur après le tir du missile.
  5. Cf. Overfly Top Attack ou OTA. Le missile Javelin effectue un tir en cloche alors que le NLAW opère une trajectoire rasante pour venir exploser au-dessus du char de combat. Les deux systèmes ciblent ainsi le toit de tourelle qui est la partie la plus vulnérable car la moins blindée.
  6. Cf. Les charges tandem sont constituées de deux charges explosives : la première ayant pour fonction de neutraliser le blindage réactif avant que la seconde vienne percer le deuxième blindage.
  7. Cf. On estime à plus d’un millier le nombre de chars de combat russes détruits au printemps 2023. À cette date, d’anciens chars T-55 ont été observés. Les Russes réutiliseraient ces vieux engins comme plateforme d’artillerie semi-enterrées. En revanche, aucun T-14 Armata n’a jusqu’à présent été engagé au combat. Oryx [en ligne], "Attack on Europe. Documenting russian equipment losses during the russian invasion of Ukraine", february 24, 2022. Disponible sur https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/attack-on-europe-documenting-equipment.html [consulté le 13 juin 2023].
  8. Cf. Un débat que l’on pourrait dire faux si l’on comprend le fait que le système d’arme invulnérable n’existe pas. Le char de combat est un maillon du combat terrestre qui s’articule à d’autres armes. Même le plus moderne des engins ne peut agir seul, ni en groupe isolé, et comportera toujours des vulnérabilités. Au même titre que d’autres armes, le char doit être accompagné d’une infanterie de proximité et bénéficier d’une protection anti-aérienne.
  9. Cf. Les obus M 982 Excalibur.
  10. Cf. Oryx [en ligne]. "List of aircrafts losses during the 2022 russian invasion of Ukraine", march 20, 2022. Disponible sur https://www.oryxspioenkop.com/2022/03/list-of-aircraft-losses-during-2022.html [consulté le 13 juin 2023]. À la date de cette publication, soit un mois jour pour jour après le déclenchement de l’ "opération militaire spéciale", la Russie a au moins perdu 287 appareils (avions de combat, de transport, hélicoptères) contre 175 pour l’Ukraine (chiffres des appareils dont la destruction est visuellement attestée).
  11. Cf. Le croiseur lance-missiles Moskva, classe Slava.
  12. Cf. Le propos du Président Emmanuel MACRON au journal The Economist le jeudi 7 novembre 2019 : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN. »
  13. Cf. Non seulement l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, en avril 2022, marque la fin pour ce pays d’une longue politique de neutralité (« finlandisation »), mais elle ajoute une nouvelle frontière OTAN/Russie sur 1350 km.
  14. Cf. Au mitan de l’année 2023 de grands exercices OTAN - dont certains furent inédits par leur format - se sont déjà déroulés : Artic Challenge Exercice 23, Aurora 23 (Suède), Anakonda 23 (Pologne), Orion 23 (France). Certains sont essentiellement aériens - ACE 23 et, surtout, Air Defender 23 (Allemagne) - d’autres sont interarmés avec des volets terrestres pouvant rassembler entre 10 000 et 30 000 hommes (Aurora, Anakonda, Orion). Tous entraînent les armées de l’OTAN à l’interopérabilité et à l’acquisition d’une culture M2MC.
  15. Cf. BEAGLE (Milford), SLIDER (Jason), ARROL (Matthew), “The graveyard of command posts. What Chornobaivka should teach us about command and control in large-scale combat operations”, Military review, 103/3, may-june 2023, pp. 10-24. Le C2 ou Command and Control désigne les infrastructures (matériels) et les fonctions (personnes, unités, procédures) permettant de coordonner et de mener une opération interarmes/interarmées. Le concept est précisé et élargi avec l’acronyme C4ISR : Command/Control/Communications/Computers-Intelligence-Surveillance-Reconnaissance.
  16. Cf. À ce titre, on rappellera que le général soviétique Andreï VLASSOV (1900-1946) avait organisé une Armée de Libération Russe de 50 000 hommes, qui combattait également aux côtés de la Wehrmacht de 1942 à 1945.
  17. Cf. L’Holodomor est un mot ukrainien pour désigner la famine de 1932-1933. Provoquée par la collectivisation de l’agriculture soviétique, elle fit entre 2 et 5 millions de morts selon les estimations.

 

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