BASTIÉ (Eugénie), "Pierre Brochand : « L’immigration est le défi le plus redoutable auquel nous sommes confrontés », in Le Figaro, 21 février 2020.
C’est un propos méconnu du grand public que le journal Le Figaro a révélé en février 2020. Un propos qui met en avant le réalisme et le bon sens. Ancien Ambassadeur de France en Hongrie, en Israël et au Portugal, Pierre BROCHAND fut également le patron de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) de 2002 à 2008. Invité par le think tank chevènementiste Fondation Res Publica sur le thème « Immigration et intégration », en juillet 2019, ce grand commis de l’État a livré sa vision de l’immigration actuelle en France, et plus largement en Occident. De quoi cette immigration est-elle le produit et le reflet, et quels problèmes fondamentaux pose-t-elle à notre société ?
Pierre BROCHAND n’est pas un politicien ni un scientifique de l’objet historique. Il est avant tout un homme d’expérience, rompu aux hautes responsabilités, dont la carrière a été entièrement tournée vers la connaissance des affaires du monde. C’est à travers le filtre de cette connaissance qu’il expose une perception de l’histoire des civilisations. « Histoire évolution », « Histoire événements », « premier monde », « second monde », « sociétés des individus »… Le propos de Pierre BROCHAND est complexe, mais il restitue avec logique et bon sens les différences civilisationnelles et culturelles qu’une évolution « progressiste » de la pensée occidentale a brouillée et pervertie à travers un discours fallacieux de louanges sur la diversité, sur le droit des minorités et autres discriminations positives. Sa longue explication de l’évolution du monde amènera à entrevoir l’immigration comme le problème central de notre société. Pourquoi ? Parce qu’elle « réinjecte les conflits « non-négociables » - religieux, raciaux, coloniaux -, que la France pensait avoir dépassés depuis longtemps : 1905, 1945, 1962 » selon lui.
Pierre BROCHAND est pessimiste quant à l’avenir du pays, et ses conclusions ne peuvent qu’inspirer l’inquiétude. Par la manière dont l’immigration s’est développée dans la deuxième moitié du XXe siècle, la manière dont elle a été entretenue par des élites politiques hors-sol, à l’abri d’un discours de tolérance unilatérale aux valeurs non partagées, elle est, aujourd’hui, devenue un facteur de déséquilibre social et d’antagonisme qui ne nous laisse pas d’autres choix que la partition ou la guerre civile.
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PIERRE BROCHAND : "L’IMMIGRATION EST LE DÉFI LE PUS REDOUTABLE AUQUEL NOUS SOMMES CONFRONTÉS"
Figarovox - De tous les défis que doit affronter notre pays, l’immigration est le plus redoutable, estimez-vous. D’autres citeraient volontiers la question sociale ou environnementale. Pourquoi l’immigration est-elle d’après vous la priorité ?
Pierre BROCHAND - L’immigration, telle qu’on l’a laissée se développer depuis un demi-siècle, n’est évidemment pas le seul défi auquel est confronté notre pays. Mais, si je le considère comme le plus redoutable, c’est pour au moins deux raisons. La principale tient à ce que, il réinjecte les conflits « non-négociables » - religieux, raciaux, coloniaux -, que la France pensait avoir dépassés depuis longtemps : 1905, 1945, 1962, selon les cas. Par « non-négociables », j’entends des clivages de type « qualitatif », à distinguer de la question sociale, devenue « quantitative » par la grâce de l’État-providence et du « pouvoir d’achat ». De sorte que la lucidité nous oblige d’en revenir à des constats, présumés révolus. À savoir qu’il existe, entre les hommes, des différences que ni le contrat, ni la monnaie, ni le dialogue, et encore moins le « patriotisme constitutionnel », ne parviennent à aplanir et que ces différences peuvent remettre en cause la paix civile, en particulier dans une société qui, se croyant immunisée, est aveugle à ce danger.
D’où ma deuxième préoccupation : le fait que l’idéologie de la société des individus, sous le règne de laquelle nous vivons, méconnaît, par construction, la réalité d’un tel risque et, a fortiori, la nécessité de le prévenir. En effet, son credo, hyper-moderne et post-politique, nous commande de ne voir partout que des individus semblables, là où il suffit d’ouvrir les yeux pour vérifier la persistance de groupes non substituables : « nations » modernes, historiques et politiques, « communautés » naturelles, pré-modernes et pré-politiques, « civilisations » de plus vaste portée. C’est au nom de cette vision tronquée que les immigrants sont accueillis, tels des êtres solitaires, dotés des mêmes droits souverains que les autochtones et assimilés. Ce qui n’empêche pas les intéressés, à peine installés, de reconstituer les « communautés hétéronomes », voire les « nations problématiques », qui étaient les leurs auparavant et que le passage d’une frontière factice n’a pas suffi à leur faire oublier.
Comme toutes les idéologies narguées par le réel, notre doxa cherche à l’occulter. Un jour, elle nie toute altérité au nom des « valeurs de la République », expression à géométrie variable, qu’elle se garde d’expliciter. Le lendemain, elle chante les louanges d’une « diversité » aussi enrichissante qu’inéluctable. Le surlendemain, elle appelle à « lutter » contre le « communautarisme » ou le « séparatisme » sans se donner les moyens de le faire. Car s’en doter exigerait de rétrocéder à l’État national la capacité d’action politique, dont la société des individus l’a privé, en le ligotant dans les rets de « l’État de droit ». Or, ce rembobinage est exclu par la version « progressiste » de l’Histoire, dont notre société se veut la pointe avancée. En vertu de quoi, l’État national perdure, mais, de sa double dimension, politique et bureaucratique, ne conserve que la seconde : celle d’une énorme agence humanitaire, distributrice maternelle de droits et prestations, incapable de dire non à leur élargissement illimité. Désormais interdit d’intervenir en amont, où l’a remplacé le droit, l’ex-Léviathan en est réduit à panser les blessures en aval, où il déverse des milliards dans le puits sans fond des « discriminations positives ».
Voilà pourquoi, j’estime, en premier lieu, qu’une véritable politique de l’immigration exige une déchirante révision, c’est-à-dire ne plus se résigner au traitement « ex-post » d’une prétendue fatalité, mais reprendre impérativement le contrôle « ex-ante » de flux, maîtrisables pour peu qu’on le veuille. Et, en second lieu, je pense que cette politique devrait constituer une priorité : à quoi bon engager de vastes programmes sociaux et environnementaux, si une partie significative de ces dépenses est préemptée par un afflux incessant de bénéficiaires sans contrepartie immédiate ( « free riders » ), et, surtout, si la décomposition conflictuelle du pays en ruine les bénéfices attendus.
En effet, tout débat sur l’immigration commence, et finit habituellement, par des chiffres. Pour ma part, j’ai considéré la cause entendue sur ce terrain (400 000 entrées par an, hors clandestins) et préféré modéliser le problème, à partir des concepts qu’il mobilise. D’où la nécessité d’une grille de lecture leur servant de fondement. Celle que je suggère est ultra-simpliste, mais a le mérite de fournir une base de discussion : sans parler directement d’immigration, elle nous y renvoie sans cesse.
Jugez-en vous-même. En très gros, le tissu de l’Histoire relève d’une double trame. D’un côté, une « Histoire de l’espèce », linéaire, idéaliste, tirant l’humanité vers la convergence : je l’appelle Histoire évolution (c’est le narratif « progressiste » que j’évoquais à l’instant). D’un autre côté, les « histoires dans l’espèce », cycliques, réalistes, retraçant les oscillations de pouvoir entre groupes divergents : je la nomme Histoire événement. L’immigration actuelle croise ces deux approches : elle est un produit de l’Histoire évolution, qui fonctionne selon les lois de l’Histoire événement.
En effet, l’Histoire évolution propose une version « optimiste » du devenir humain, qui fait le pari de sa confluence autour de la techno-science, de l’économie et du « quantitatif ». Elle pose la convertibilité de toutes choses, y compris des hommes, pour peu que soient levés les obstacles aux mouvements. En bout de ligne, cette dynamique fait se succéder des modes de l’être-ensemble à fongibilité croissante : au départ, les communautés naturelles, liées par le sang et l’hétérodétermination ; puis, les États nationaux, nés il y a cinq siècles de l’autodétermination collective ; enfin, la société des individus, donnant le dernier mot à l’autodétermination individuelle depuis 50 ans.
À rebours de cette fuite vers le hors-sol, l’Histoire événement, « conservatrice » et « pessimiste », nous ramène sur terre, là où l’homme a toujours vécu en collectivités circonscrites, visant la sécurité, la dignité et la puissance. Objectifs dont la poursuite compétitive engendre les séparations « qualitatives », dont je parlais à l’instant. Celles-ci sont de deux types. D’une part, elles confrontent dialectiquement nos trois « formes » : chacune prend le contrepied de la précédente, sans parvenir à l’éradiquer. Ce qui fait que, consécutives dans le temps, elles sont aussi superposées dans l’espace, selon des formations tripartites crisogénes. D’autre part, au sein de chacune de ces couches, des rivalités se manifestent, au nom des « contenus » : soit les « cultures » et « civilisations, dont les interactions engendrent les récurrences de « l’éternel retour », à l’instar par exemple du mouvement de balancier de l’Islam et de l’Occident, de part et d’autre de la Méditerranée.
Sur cette toile de fond, deux développements extraordinaires sont survenus. Une fraction de l’espèce - l’Occident - s’est assuré le monopole de l’Histoire évolution par la révolution scientifique, puis a pris, de ce fait, le contrôle de l’Histoire événement, désormais résumée à ses querelles internes. De cette double confiscation, ont résulté des conséquences, essentielles pour éclairer l’immigration.
La planète s’est ainsi divisée entre un premier monde, diffuseur proactif de modèles, et un second, récepteur passif. Projection qui a connu deux phases : la colonisation, puis la globalisation. La colonisation peut s’analyser, in fine, comme l’exportation du paradigme de l’État national sur un tissu communautaire non préparé. Faute des transitions nécessaires, ces États ne pouvaient que faillir. Nos immigrés en proviennent, associant fidélité maintenue à leurs communautés, nationalisme malheureux car en échec, et pratiques dysfonctionnelles issues de ce double héritage. Quant à la globalisation, elle peut s’interpréter comme l’exportation de la société des individus vers le second monde, à nouveau pris au dépourvu. À ceci près que le retrait physique des occidentaux lui a donné l’espace pour répliquer. Ces réactions sont primaires et secondaires. Les primaires sont le rebond économique sino-asiatique ; la rente, prélevée sur les flux légaux (énergie) ou illégaux (trafics) ; le refus, dont le porte-drapeau est l’Islam ; le rejet, qu’expriment les « trous noirs » des États effondrés. Soit quatre ripostes distinctes, mais nourries d’une passion commune : le ressentiment.
Ce à quoi nous assistons, c’est donc un tournant de même ampleur que celui ayant conduit à l’hégémonie occidentale. Hégémonie, dont la globalisation, en créant les conditions de sa contestation, marque l’apogée et le début du déclin. Ce faisant, l’Histoire événement reprend la main : le monde, décloisonné et restructuré en mode action/réaction, devient un seul chaudron, où s’entrechoquent, de manière aléatoire, des espaces-temps non conciliables. Dans ce cadre, l’immigration se présente comme une réplique secondaire typique : la société des individus et la globalisation en sont les causes efficientes, tandis que les réactions primaires, que je viens de citer, recoupent ses causes finales.
Ainsi, elle participe du rebond économique, en ce qu’elle vise à combler les différences de niveau de vie entre les deux mondes : l’Asie privilégie la production, l’Afrique pratique l’émigration, au détail près que les flux humains commencent à arriver chez nous au moment où les emplois partent en Orient. De même, les migrants émargent à la rente, car ils sont aussi attirés par la protection généreuse de l’État providence, sans mentionner les prélèvements illégaux dont leurs déplacements s’accompagnent (trafics d’êtres humains et de drogues, travail au noir, fraude sociale). Par ailleurs, les nouveaux venus, en majorité musulmans, se rattachent - collectivement s’entend - à la rétroaction du refus, dont l’Islam est le fer de lance, en tant que champion global de la Tradition. Là aussi, leur mise en route a concordé avec l’entrée en éruption de cette religion (elle-même liée à la globalisation) et l’exportation de sa variante « islamiste », financée par la rente fossile.
Mais surtout, l’immigration post-coloniale figure un renvoi à l’expéditeur, teinté de rancune. Arrière-plan qui en fait un phénomène impossible à réduire à l’économie : à la différence de la vague euro-chrétienne précédente, elle est aussi une manifestation multiforme du retour, en fanfare et en boomerang, de l’Histoire événement, reproduisant en abyme, sur notre territoire, la marmite chauffée à blanc du monde globalisé. D’où un type d’immigration jamais vu, en partie revendicative à l’égard du pays hôte, et en lutte avec lui pour le pouvoir sur son espace.
C’est pourquoi traiter du sujet selon les seuls critères de l’Histoire évolution, comme s’y sont résignés nos dirigeants, depuis l’arrêt Gisti du Conseil d’État (1978), constitue, au minimum, une monumentale erreur d’analyse, au pire une pusillanimité inexcusable, qui, si rien n’est fait, va nous conduire, à mon sens, vers de terribles déconvenues.
Je ne suis pas historien, mais comment soutenir, de bonne foi, que la France a « toujours » été une « terre d’immigration » ? À ma connaissance, pendant mille ans, entre les invasions germaniques et la fin du XIXe, rien de significatif ne s’est produit. Depuis, il est vrai, notre pays a connu au moins trois vagues d’immigration de masse. Deux sont en cours, alors que la première, achevée, offre un exemple admirable d’assimilation. Ce qui n’est pas le cas des deux autres. La vague initiale, qui s’étale sur un petit siècle jusqu’aux années 70, répond à une pure logique de travail : la France manque de bras, l’Europe catholique les lui fournit. C’est une immigration laborieuse et discrète, non revendicative et culturellement proche, qui rentre chez elle, bon gré mal gré, si la besogne vient à manquer. L’expérience de la colonisation en Afrique du Nord illustre cette spécificité : alors que les immigrés italiens et espagnols y sont rapidement devenus des Français à part entière, les indigènes musulmans s’y sont refusés, y compris par la violence.
Or, ce sont précisément ces derniers qui ont formé une des principales composantes de la deuxième vague. Laquelle commence dans les années 70 et s’avère l’opposée de la précédente : la logique du peuplement, auto-engendrée par le droit, s’y substitue à celle de l’emploi, régulé par le politique, tandis que les nouveaux arrivants proviennent non plus de l’Europe voisine mais d’anciennes colonies, à majorité musulmane et à fort écart culturel. Comme vous l’aurez remarqué, c’est cette immigration qui a principalement retenu mon attention, dans la mesure, où, d’une part, ayant déjà eu lieu, elle permet d’évaluer ses répercussions sur plusieurs générations (lesquelles, à la stupéfaction générale, s’avèrent en partie divergentes) et où, d’autre part, elle se poursuit à grande échelle, mais à bas bruit, à l’ombre de la troisième vague, qui tend à la masquer.
Cette troisième séquence garde des traits communs avec la précédente, notamment l’auto engendrement juridique, mais s’en singularise par son déclenchement soudain, consécutif aux guerres de Syrie et de Libye. Ce qui lui donne le caractère d’une crise, ajoutant la logique de l’urgence à celle du droit. Elle possède, en outre, quatre caractères spécifiques : l’élargissement des origines au-delà du cercle colonial, la dimension européenne de l’accueil, le recours au droit d’asile plutôt qu’au regroupement familial comme subterfuge, le versement de tributs aux « barbares des confins » (« sultan ottoman », milices libyennes) pour qu’ils consentent à contenir le flot.
En effet, comme vous le faites remarquer, parmi les diverses manipulations auxquelles se prête le « politiquement correct » - et Dieu sait s’il y en a ! -, on veut nous persuader qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil » et que nous absorberons les deux dernières vagues aussi aisément que la première, puisqu’au fond rien ne les différencie. Je vous avoue que cette cécité volontaire me laisse pantois. Pour avoir un peu couru la planète, je peux vous confirmer, au cas où vous en douteriez, que l’Europe et l’Afrique n’appartiennent pas à la même aire de civilisation, que l’Islam n’est pas le christianisme, que la colonisation n’a pas laissé que des bons souvenirs, que la xénophobie, sentiment universel s’il en est, s’accroît avec les signes ostensibles de dissemblance, etc. Je pourrais allonger la liste de ces lieux communs, dont nous ne voulons plus entendre parler, même s’il suffit de sortir de Saint-Germain-des-Prés pour en vérifier l’actualité. Ignorance ? Mauvaise foi ? « Wishful thinking » ? Je vous laisse juge, mais ce dont je suis sûr, c’est que ce n’est pas en partant de ces prémisses que nous réglerons les difficultés causées par l’immigration de masse extra-européenne.
La dimension post-coloniale de l’immigration est certes parfois citée, mais elle me paraît grandement sous-estimée dans ses effets. Je rappellerai d’abord - on ne le fera jamais assez - l’égarement criminel qui a conduit à ouvrir les portes de notre pays à des populations venant d’obtenir leur indépendance, à la suite d’un constat d’incompatibilité, que les exodes des « pieds noirs », puis, encore plus significativement, des « pieds rouges », avaient ouvertement ratifié : tout s’est passé comme si, à partir de ce moment, on avait forcé à vivre, dans un même appartement, un couple divorcé après un long contentieux.
La suite a montré, là encore, que « ce qui doit arriver arrive » : sans surprise, s’est spontanément reconstitué, sur le territoire ex-métropolitain, le jeu de rôles autrefois réservé aux possessions d’outre-mer, mais, cette fois, à fronts renversés. Je décris, dans mon intervention, les mille détails par lesquels la situation dans les « quartiers » reproduit, sous forme de bégaiement caricatural, les faits et gestes des dissensions coloniales, accréditant l’idée ravageuse d’un continuum.
L’impact de ce retour de bâton est dévastateur, car il recoupe aux trois quarts celui du clivage religieux, l’un et l’autre se renforçant mutuellement. Car, pas davantage que les axiomes de la foi, les mémoires ne sont négociables. Avec ce facteur aggravant que la société des individus, vouée à diaboliser l’État national, va jusqu’à en faire le bouc émissaire des turpitudes coloniales. Lâchage en rase campagne, qui vaut reconnaissance d’une dette éternelle de la France, personne morale, à l’égard des immigrés et de leurs descendants. La nature du phénomène migratoire s’en trouve bouleversée, sur au moins trois plans.
D’abord, les nouveaux arrivants, saisissant la balle au bond, se voient confortés dans une posture victimaire qui inverse la donne de l’hospitalité. Devenus des ayant-droits, ils n’éprouvent certainement pas le même sentiment de reconnaissance que leurs prédécesseurs européens de la première vague. D’où, aussi, chez certains, une incitation spontanée à l’incivisme, à la fois, parce qu’il est dans les habitudes des pays de départ, et parce que les prélèvements, légaux et illégaux, sur le pays d’accueil sont tenus pour un juste retour. D’où aussi l’apparition de cet être étrange, sans antécédent connu : le « français francophobe ».
Une deuxième conséquence du différend colonial est de couper définitivement la route de l’assimilation au plus grand nombre. Car, au fond, s’assimiler, c’est trahir ses parents et renoncer à un mur porteur de son identité : en bref, reconnaître qu’on s’est trompé et consentir à l’Algérie française. C’est aussi adhérer à une communauté nationale qui n’en vaut plus la peine, puisqu’elle ne cesse de s’accuser de tous les péchés de la terre. Autant s’en tenir à la position confortable du persécuté, réclamant compensation et trouvant consolation dans la vision fantasmée d’un pays d’origine, revisité en paradis perdu.
Mais la répercussion la plus grave, et aussi sans doute la moins comprise, est la dérive, qui, par glissements successifs, nous rapproche du modèle racialiste américain. Car la petite musique post-coloniale accrédite peu à peu l’idée que nos immigrés n’en sont pas vraiment : ils sont « chez eux, chez nous », soit parce que, en tant qu’ex-colonisés, ils n’ont pas perdu le droit d’y être, soit même, en encore plus pernicieux, parce que leur voyage, aussi bien que celui de leurs parents et grands-parents, n’était pas tout à fait volontaires et relevait davantage de la déportation aux fins d’exploitation, que de la quête d’une vie meilleure.
Ce qui nous a conduits, de proche en proche, à amalgamer implicitement le sort de nos immigrés extra-européens avec celui de la population noire américaine, descendante d’esclaves. En vertu de quoi, nos immigrés ne seraient que des citoyens de « seconde zone », luttant pour des « droits civiques » qui leur seraient refusés au nom de leur couleur de peau. Si bien que, dans cette étrange perspective, l’enjeu essentiel ne serait plus de grimper l’échelle sociale par l’effort, à l’instar d’innombrables générations d’immigrés « classiques », mais de combattre des inégalités dont la seule cause serait, non plus la citoyenneté ou le mérite, mais la « discrimination », déclinaison à peine déguisée du racisme et de l’apartheid.
De là résulte, en mineur, la fascination des deuxième et troisième générations d’immigrés pour la culture de révolte afro-américaine. De là aussi, un cran au-dessus, le recours à des mots et des concepts devenus monnaie courante, alors qu’ils sont importés d’outre-Atlantique : ghetto, intégration, discrimination positive, antiracisme à spectre illimité, carte scolaire, « busing », etc. Mais surtout, une fois inoculée, cette lecture racialiste de la société se répand à la manière d’un virus et généralise une grille d’intelligibilité consistant à juger les gens sur leurs mines. Avec les dégâts que l’on connaît : transformation des autochtones en majorité « blanche » nécessairement oppressive, assignation des descendants d’immigrés (ou même des Français originaires des DOM-TOM ) à la catégorie des « minorités visibles », réapparition invraisemblable d’un antisémitisme, cette fois de type oriental, etc.
Ainsi, la boucle est bouclée : la superposition quasi-parfaite des clivages religieux, coloniaux et raciaux nous invite, peu à peu, à descendre les cercles de l’enfer, sans que nous nous en rendions bien compte, malgré les avertissements quotidiens que nous adresse le Réel. Plus nous enfouissons la tête dans le sable, plus dur sera le réveil quand il nous faudra la sortir.
La société des individus se perçoit comme le stade ultime de l’émancipation. Il faut mesurer ce que cela signifie : l’autorité de dernier ressort n’est plus la Religion, la Tradition ou l’État, mais l’individu vivant, doté à égalité de droits inaliénables et prééminents, et incité ipso facto à se défaire de tous ses liens hérités, non voulus. La pyramide des valeurs s’en trouve renversée : elle ne dicte plus la substance des conduites (les « contenus » culturels), mais crée le vide propre à leur libre choix (les « contenants » procéduraux). D’où la généralisation de mécanismes horizontaux de conversion et de fongibilité sans tiers surplombant - le marché, le contrat, la communication -, en vertu desquels tous les contenus de vie individuels sont censés devenir compatibles et la violence être reléguée aux « faits divers ».
Pourtant, malgré son apparente cohérence, cet idéal-type n’est rien d’autre qu’un « magasin de porcelaines », hautement vulnérable à tout ce qui n’est pas lui-même. Et ce pour au moins trois raisons, qui sont autant de contradictions. La première est que cette cohabitation d’atomes est, par définition, constamment guettée par le chaos. Pour ne pas y sombrer, elle requiert une privatisation des préférences, une intériorisation des interdits, bref un surmoi, que seules peuvent susciter une forte proximité et une grande maturité culturelles. Proximité et maturité qui, au-delà du stade communautaire, ne peuvent naître que d’un long parcours partagé, guidé par l’État, passant par la formation, patiente et douloureuse, du « cercle de confiance » qu’est la Nation, puis la mise en place, non moins longue et pénible, de la Démocratie : soit les transitions obligées d’où émerge la société des individus. Sans oublier l’étape de l’État-providence qui, en tant que forme modernisée du don, réclame un haut niveau d’empathie entre contributeurs et bénéficiaires. D’où un premier paradoxe qui veut que la ressemblance et le conformisme soient les conditions de la diversité !
En second lieu, et de ce fait, l’Histoire Ééolution s’apparente à un couloir vertueux, dont nul ne doit sortir, sous peine de tout faire capoter. Mais, pour éviter ces « dérapages », la société des individus ne dispose que d’un « fusil à un coup » : celui de la surveillance du langage - le « politiquement correct » -, orchestrée par la communication médiatique et confortée par un climat de peur et de culpabilité constamment entretenu. Faute de pouvoir emprisonner les corps, on paralyse les esprits, à coups d’injonctions et d’interdictions, tamisées par l’euphémisme et la périphrase. Mais cette arme prophylactique, relativement efficace à court terme, s’enraye lorsque la distorsion, entre l’idéologie matraquée et le réel vécu, devient trop manifeste. Point de rupture que nous avons, me semble-t-il, atteint, si l’on veut bien y voir, comme moi, l’une des causes majeures de la poussée du « populisme » en Occident.
Enfin, plus subtil sans doute. Bien qu’issue de lui, la société des individus est engagée dans une guerre dialectique avec l’État National, qu’elle entend discréditer pour mieux le domestiquer. Ce refus de la continuité l’amène à commettre un péché majeur : alors que son programme vise l’émiettement général, elle y fait exception en légitimant des regroupements moléculaires, appelés « minorités », pour peu qu’ils agrègent les « victimes » de l’État oppresseur, en vue d’en obtenir réparation. Certaines de ces revendications - féministes ou homosexuelles, par exemple - restent dans le fil de l’Histoire évolution. Mais d’autres, telles les quérulences communautaires des immigrés ex-colonisés, vont à rebours et mettent à mal la porcelaine du magasin.
On aurait pu imaginer que la société des individus, consciente de sa fragilité, fasse le tri. Eh bien non ! Piégée par ses dogmes - l’universalité des droits de l’homme et la transversalité du « respect », parfois qualifiée d’intersectionalité... - , elle met toutes les « victimes » dans le même sac et se tire une double rafale dans le pied : d’abord, en ouvrant sa porte à des populations dont les modes de vie sont en discordance temporelle avec le sien, ensuite en tolérant qu’elles se recoagulent selon ces modèles anachroniques.
Parlons franc. Attirés en France sur la base des droits accordés par la société des individus, une part significative des immigrés ne se reconnaît pas en elle. Non seulement n’ont-ils, par définition, pas suivi le même cheminement historique que les natifs, non seulement sont-ils épargnés par le discours culpabilisant réservé à ces derniers, non seulement ce discours leur accorde, en miroir, un statut inconditionnel de persécutés, mais ils arrivent encombrés de lourds bagages, dont ils n’entendent pas se débarrasser. Qu’il s’agisse d’hétéronomie, d’endogamie, de rancœur, d’alternationalisme ou d‘usages dysfonctionnels, tous ces traits, hérités des sociétés d’origine, font l’effet d’un pavé jeté dans la mare de notre individualisme apaisé.
En somme, les immigrés extra-européens importent du « plein » collectif, là où la société des individus ménage du « vide » individuel. Alors que l’État national avait su créer un sentiment d’appartenance, qui lui permettait de recevoir l’étranger à ses propres conditions (l’assimilation), la société des individus, dépourvue de cette ligne de défense, accueille tout le monde sur la base de droits symétriques (« venez comme vous êtes »), en espérant naïvement que le meilleur s’ensuivra (l’intégration). Or, ce que nous montre une proportion non négligeable des nouveaux venus, c’est le contraire : une accumulation de clivages persistants, et pour certains croissants, qui nous révèlent que nos valeurs à prétention universelle ne sont pas universalisables à ce stade (d’où la ségrégation).
Le pire est que s’en trouve affecté ce socle minimal de la vie commune qu’est la confiance sociale, fondement de tout altruisme et même de toute coopération au-delà de la cellule familiale. D’un côté, les communautés importées restreignent la fiabilité aux liens du sang. De l’autre, les mécanismes impersonnels d’auto-régulation, auxquels s’en remet la société des individus, ne génèrent aucune confiance par eux-mêmes, alors qu’ils en ont un besoin impératif pour opérer : il s’agit là d’un autre dilemme majeur, jusqu’ici tant bien que mal surmonté en puisant dans les réserves affectives et morales léguées par l’État national, devenu Nation, mais qui, faute de renouvellement, se tarissent à grande vitesse. Plus grave encore, cette coexistence, sans arbitre reconnu, entre configurations communautaires et individualistes, non seulement mine la confiance, mais produit spontanément la défiance, car il n’existe pas d’état intermédiaire entre les deux, comme l’ont implacablement démontré les travaux de Robert Putnam. Résultat des courses : notre société baigne dans d’effarantes contradictions. Par principe ouverte aux flux extérieurs de toutes origines, elle demande aussi un fort conformisme culturel pour ne pas éclater.
En effet. Cette notion de « distance culturelle » me paraît infiniment plus appropriée, pour comprendre ce qui nous arrive, que le discours officiel, qui lui préfère celle de « diversité », soit le miracle par lequel l’altérité ne produirait jamais de conflit. À vrai dire, il s’agit d’une question de bon sens, critère auquel je tente de me cramponner contre vents et marées. Est-il raisonnable de penser que des comptables scandinaves et des guerriers pachtouns, des ouvriers britanniques et des pasteurs somaliens, sont aptes à faire société, vivre en harmonie, encourager le métissage de leurs enfants ? Je réponds non, mais les dogmes en vigueur ne cessent de nous susurrer, tel le souffleur du théâtre, qu’il faut répondre oui.
Dans mon esprit, la « distance culturelle », au sens large, recouvre les deux types d’écarts qualitatifs déjà mentionnés : entre les trois « formes » de l’être-ensemble et entre leurs « contenus », culturels au sens étroit. En effet, le triptyque infernal est désormais à l’œuvre chez nous, attestant de la dislocation ternaire du pays : une société des individus, idéologiquement dominante, dans laquelle se retrouve l’oligarchie globalisée, censée nous piloter ; un État National, en position de vaincu, mais dont la symbolique demeure très prégnante chez les natifs et assimilés ; des Communautés entièrement importées, auxquelles restent attachés une majorité d’immigrés. L’aspect le plus toxique de cette promiscuité est la « prise en sandwich », contre nature, des débris de l’État National, par les deux autres strates, théoriquement les plus adverses et pourtant objectivement complices pour terrasser « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout ( le ) mal ». Coalition aberrante, tant bien que mal rassemblée sur le thème de la non-discrimination à l’égard des « minorités » et de l’antiracisme à très large spectre, mais dont la retombée la plus claire est de condamner, par avance, toute renaissance politique.
Quant à la discordance des « contenus », elle se réfère spécifiquement, je l’ai dit, aux « cultures » et « civilisations » que véhiculent ces trois couches. Par « cultures », j’entends les modes séculaires de croyance, de pensée, de comportement, qui font tenir ensemble les acteurs de l’Histoire événement et auxquels ils finissent par s’identifier. Ces codes collectifs, s’ils ne sont pas immuables, présentent un haut degré d’adhérence, qui leur permet de résister au temps. Si bien qu’au fond, l’expression « distance culturelle » est d’autant plus pertinente qu’elle est pléonastique.
À défaut d’être mesurable scientifiquement, cet écart peut être comparé. D’où ces lapalissades que l’on a honte de devoir énoncer. Par exemple, que les immigrés de la première vague étaient culturellement plus « proches » des autochtones que ceux des suivantes, car, faut-il le rappeler, le décalage est minimal au sein d’une même aire de « civilisation », soit un espace regroupant des cultures qui partagent une même généalogie, et dont l’Occident autrefois chrétien, l’Islam arabe ou le monde chinois offrent des exemples accomplis. Entre ces entités, les distances peuvent d’ailleurs évoluer. Ainsi, à l’époque contemporaine, l’Occident et l’Asie, bien que rivaux, partagent un socle plus large qu’avec l’Islam arabe : l’admirable réussite de l’immigration sino-vietnamienne en témoigne.
À l’évidence, la question de l’Islam, porte-étendard de la rétroaction du Refus, est un axe central de la dissonance culturelle, question suffisamment traitée dans vos colonnes pour qu’il soit utile de beaucoup y insister. Disons seulement qu’il s’agit, à mes yeux, d’une religion devenue à nulle autre pareille, car fortement contestataire du monde tel qu’il va, aussi bien en Occident, où elle est importée, que dans le second monde, où elle se présente comme l’unique altermondialisme digne de ce nom : ce n’est pas un hasard si 85 à 90% des crises chaudes y impliquent des musulmans. Jeune et dynamique mais aussi archaïque et littéraliste, elle n’est plus, si elle le fut jamais, l’homologue du christianisme, sorti du même moule gréco-latin que son frère ennemi, l’État national, et pour lequel notre laïcité a été taillée sur mesure.
L’Islam, on le sait, ne se limite pas au for intérieur, mais requiert des conduites fédératives, visibles dans l’espace public, dont le respect est socialement observé et dont certaines - l’endogamie féminine, l’interdiction de l’apostasie - parachèvent la clôture communautaire. Ce chevauchement du public et du privé en fait non seulement un foyer ostensible d’hétéronomie collective, en achoppement orthogonal avec l’individualisme ambiant, mais aussi, à l’échelle mondiale, un agent historique de première grandeur, en quête de revanche. C’est pourquoi je crains que l’Islam « de France » ne soit qu’une vue de l’esprit, puisque l’Islam « en France » reproduit, en abyme, toutes les facettes et frustrations d’une foi et d’une loi insatisfaites.
En effet, nous savons intuitivement que, pour certaines grandeurs « non-scalables », dont l’immigration fait partie, un accroissement de quantité provoque des sauts de qualité. D’où le concept de « seuil », devenu tabou, mais qui, pourtant, respire, lui aussi, le bon sens : au-delà d’une masse critique, les règles du jeu se modifient et ce qui était possible avant ne l’est plus après. Qui peut soutenir que l’arrivée d’un immigré afghan dans 100 villages de 1000 habitants a le même impact que l’installation de 100 Afghans dans un seul de ces villages, ou que les « bienfaits de la diversité » obéissent à la loi des rendements croissants, qui voudrait que l’introduction de 200 immigrés dans ce même village en double les avantages ?
Quand les seuils de « tolérance » (dixit François Mitterrand !) sont dépassés, comme ils le sont à l’évidence sur certaines portions du territoire, ce qui doit arriver arrive. Un enchaînement désastreux - partout le même - se met en place invariablement. La distance culturelle », avivée par la proximité physique, provoque la défiance. Chacun vote avec ses pieds. La séparation s’installe. Les frontières, relativisées à l’extérieur, se reconstituent, en plus dur, à l’intérieur. Des centaines d’enclaves se forment en « peau de léopard ». Des luttes brutales s’engagent pour leur contrôle. La taille réduite de ces poches, leur enfermement, la dérobade de l’État ouvrent la voie à une inversion de la pression sociale, au profit de minorités, régies par la loi des plus forts, qui sont les hommes jeunes. Ces minorités sont prosélytes, quand elles exploitent l’inorganisation de l’Islam sunnite pour installer la surenchère des plus disants et la surveillance panoptique des autres, selon le bon vieux précepte « cujus regio, ejus religio ». Elles sont aussi délinquantes, en position privilégiée pour servir d’interface entre les producteurs de drogue du second monde et les consommateurs du Premier. Toutefois, à l’exception des Frères musulmans, seule force organisée au niveau national, et des salafistes, agissant au plan local, ces minorités sont déstructurées et en reviennent aux formes par défaut de la vie sociale que sont la famille élargie et, quand elle se décompose, la bande.
Pour le moment, la violence, visant à se disputer le pouvoir de l’État tombé à terre, se développe non pas sur le mode « bloc contre bloc », mais à la manière, diffuse et anarchique, de la « guerre de tous contre tous », propre à l’état de nature, stade le plus primitif de l’Histoire événement. Néanmoins, de brèves, mais fréquentes déflagrations collectives, principalement dirigées contre les forces et les symboles de l’ordre, revêtent la forme d’émeutes, d’actions de guérilla de basse intensité ou d’attentats terroristes (qui, même lorsqu’ils sont individuels, reflètent une tendance globale de l’Islam ). On sort alors de la rubrique des « faits divers » pour entrer dans une nouvelle phase, celle du passage redouté du « côte à côte » au « face à face ». Car la sommation des enclaves finit par constituer des « diasporas », que les pessimistes, dont je suis, tiennent pour de potentielles bombes à retardement, si rien n’est fait pour entraver leur prolifération.
Les diasporas - le mot entre peu à peu dans le vocabulaire officiel - sont ces entités d’origine étrangère, dont les membres, y compris lorsqu’ils sont de nationalité française, refusent de s’assimiler ou même de s’intégrer au pays d’accueil, tout en maintenant allégeance aux communautés et pays d’origine, ainsi qu’à leur mode de vie. Or, au-delà d’un certain palier, ces noyaux durs se nourrissent d’eux-mêmes : ils engendrent des flux supplémentaires par aspiration juridique, facilitent les arrivées en offrant des structures d’accueil familières, génèrent des excédents naturels supérieurs à la moyenne, et surtout, une fois atteinte une certaine dimension, grossissent par rétention ou osmose inverse. De plus en plus autosuffisants, territorialement compacts, ils fournissent sur un plateau aux communautés leurs ingrédients indispensables : l’endogamie, la surveillance mutuelle, la transmission générationnelle. Ainsi, les diasporas, une fois constituées, apparaissent comme des amplificateurs de déviation sans force de rappel : produites par une immigration divergente, elles en produisent à leur tour. De sorte que le taux d’absorption des immigrés dans la société des individus devient inversement proportionnel à leur taille. Par un effet boule de neige, ces kystes d’autarcie culturelle ont vocation à croître sans frein, si le politique n’y met pas son nez. Ce qui est le cas depuis 50 ans.
Permettez-moi une dernière pique. L’accumulation de CO2 dans l’atmosphère est aussi une grandeur non scalable, soumise à des accroissements incrémentaux qui, passés un certain seuil, produisent des effets nocifs, qu’il importe de prévenir par des décisions politiques. Pourquoi, dans ce cas, déclenche-t-on une alerte rouge de plus en plus impressionnante et, dans l’autre, pourtant non moins problématique, laisse-t-on les choses dériver au fil de l’eau ? Ce « deux poids, deux mesures » ne semble incommoder personne, alors qu’à l’évidence il en va, chaque fois, de la survie d’écosystèmes irremplaçables.
L’assimilation est, à la fois, une action et un état. Elle est asymétrique en ce sens qu’à la différence de l’intégration et, a fortiori, de ces notions bizarres que sont l’insertion ou l’inclusion, autres noms de la sécession, elle place tout le fardeau de l’acculturation sur les épaules de l’immigré, à qui est demandé un ralliement inconditionnel à sa nouvelle patrie, ses mœurs et « contenus » culturels, jusques et y compris son histoire, même quand elle le met en porte à faux vis-à-vis de ses ancêtres. Très sincèrement, cet effort, qu’ont massivement consenti les arrivants de la première vague européenne, ne me paraît désormais accessible qu’à une toute petite minorité, qui aurait oublié de mettre sa montre à l’heure. Car, aujourd’hui, tout conspire à l’exclure.
L’assimilation est une forme de cooptation, en ce sens que le pays d’accueil, maître de sa politique, a toujours le dernier mot. Elle suppose, aussi, que ce pays présente un point d’ancrage durable, fier de lui-même, sûr de son avenir. Ce qui, on l’aura deviné, dessine le portrait de l’État national à son zénith. Or, celui-ci est tombé de son piédestal : délégitimé et même déshonoré par la société des individus, il a perdu le prestige et le rayonnement qui en faisait un puissant pôle d’attraction. Je l’ai dit : la société des individus, en ne retenant de la continuité française que ce qu’elle pouvait comporter de négatif, a fait le lit des diasporas endogamiques, alors que les mariages réellement mixtes ont toujours constitué la voie royale de l’assimilation. Décrétée repoussoir, celle-ci ne mobilise plus aucun moyen public. En revanche, l’objectif optimal du système est devenu l’intégration, soit, comme je l’ai dit, un concept élaboré aux États-Unis, pour tenter de résoudre la question noire. En France, il est présenté comme la formule idéale pour permettre aux immigrés et aux descendants de nouer une relation apaisée avec la société des individus, conçue comme une grande entreprise, dont il suffit de respecter le règlement intérieur pour s’y incorporer par l’emploi. Il s’agit, donc, non plus d’une adhésion pleine et entière, mais d’un contrat interactif moins ambitieux, qui autorise le maintien des liens avec la culture d’origine, la pratique sans complexes de la religion importée et le choix communautaire du conjoint (et des prénoms des enfants), avec pour alibi des « valeurs de la République » revues et corrigées au goût du jour.
Comme je vous l’ai dit, c’est prendre un risque démesuré que de présumer ce prodige. Au demeurant, la réalité confirme les doutes et appréhensions : car, si l’intégration, telle que je la définis, n’est pas sans connaître de nombreux succès, elle ne constitue pas non plus la panacée et laisse, à mon sens, pas loin d’une petite moitié des immigrés et descendants sur le bord du chemin, soit qu’ils ne possèdent pas les qualifications pour s’intégrer par le travail, soit qu’ils ne le peuvent ou ne le veuillent pas. C’est cette toute dernière catégorie qui forme les noyaux irréductibles des diasporas, surreprésentés chez les jeunes, les hommes, les musulmans, les délinquants, et concentrés dans des poches, où ces minorités déterminées prennent le pouvoir, en attendant mieux. Car, si on laisse les choses glisser sur leur erre, ma crainte est que ces groupes, favorisés par la dilatation spontanée des diasporas, ne se renforcent au détriment des intégrés, et a fortiori des assimilés.
Ma vie personnelle et professionnelle a été tout entière tournée vers l’étranger, dans des métiers - la diplomatie, le renseignement - où il est interdit de prendre ses désirs pour des réalités. J’en ai retiré au moins un enseignement : l’échec général et souvent tragique des configurations « multi », soit le modèle que l’immigration récente a fini par imposer en France. J’ai simplement voulu faire part de l’inquiétude que cette longue expérience m’inspirait. De fait, il me semble qu’après 50 ans d’influx massif de populations du second monde, l’honnêteté intellectuelle nous oblige à constater que ces flux ont créé infiniment plus de problèmes qu’ils n’en ont résolus, y compris sur le plan économique, souvent mis en avant pour les justifier. Dans ces conditions, il n’est rien moins que stupéfiant que, pour le seul motif de complaire à une idéologie, les politiques publiques se soient bornées à traiter des conséquences, sans jamais oser remonter à la cause. Est-il vraiment sérieux de prétendre agir contre le communautarisme, le séparatisme, l’islamisme, la partition, la sécession, que sais-je encore, sans même examiner la possibilité de réduire l’immigration (« containment » ) et les « stocks » diasporiques qu’elle a contribué à accumuler (« roll back ») ?
Dans mon intervention devant les membres de la Fondation Res Publica, j’ai présenté une trentaine de mesures dans ces deux directions. Ces propositions nous font, certes, sortir du registre des petits accommodements et des grands déboursements, actuellement pratiqués dans le but inavoué de maintenir fermés, aussi longtemps que possible, le couvercle de la cocotte-minute. Pour autant, elles n’ont rien de très original et sont parfaitement réalisables. Mais leur « défaut » est de s’engager à contre-courant du fleuve majestueux de l’Histoire évolution pour replonger dans les flots périlleux de l’Histoire événement. Virage héroïque, que nos dirigeants, pas davantage que leurs prédécesseurs, ne semblent prêts à prendre. Selon l’expression consacrée, l’Histoire jugera, mais je crains que son verdict ne soit sévère.
Propos recueillis par Eugénie Bastié