Char russe détruit dans les environs de Kiev sur la route de Brovary en mars 2022 (source - Felipe DANA/Associated Press)
Du côté de Makiivka
La scène est brutale. Elle a été mise en ligne le 8 octobre 2023 sur la chaîne Telegram du chef d’état-major de l’armée de terre ukrainienne, le Général Oleksandr SYRSKYI. On y voit la destruction d’un char russe filmée par un drone dans les environs de Makiivka (cf. vidéos en marge) (1). C’est une compagnie de la 66e brigade mécanisée ukrainienne qui revendique cette action où l’on observe d’abord un T-90 M (cf. infographie "T-90 et FGM-148 Javelin" en marge) évoluer à toute vitesse le long d’une haie bordant une route. Les lignes sont droites et le terrain plat avec un bocage qui trace des secteurs largement ouverts. Il n’y a pas de relief ni de bâti pour s’abriter, et le peloton auquel appartient le char est suffisamment disséminé pour que ce dernier apparaisse « isolé » dans sa manoeuvre.
Longeant la haie qui suit la route en main courante, l’engin est soudainement ciblé par un système ATGM (Anti-Tank Guided Missile) qui déclenche ses fumigènes et oriente son canon dans la direction dangereuse alors que le pilote tente, dans le même temps, de repartir dans une autre direction. Quelques secondes plus tard l’engin est frappé sur son côté droit et disparaît dans une violente explosion. Un coup direct a fait exploser les obus dans une réaction en chaîne, qui n’a laissé aucune chance aux 3 membres d’équipage. Les images montrent une tourelle arrachée et en flammes. Cependant au-delà du sort de ces malheureux tankistes, cette vidéo est d’autant plus terrible qu’elle n’a rien d’exceptionnel. Depuis deux ans les réseaux sociaux sont inondés de films et de photographies montrant de si nombreuses destructions de chars de combat, que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger aujourd’hui sur la capacité de la Russie à atteindre ses objectifs sur le champ de bataille.
Nonobstant le brouillage de la propagande ukrainienne et le silence des belligérants sur le nombre exact des pertes, les coups portés à l’arme blindée russe sont corroborés à la fois par l’imagerie satellitale et de nombreuses autres sources. Le bilan s’avère particulièrement meurtrier à la fin de l’été 2023. À cette date et alors que la contre-offensive ukrainienne n’était pas encore déclenchée, les bases de données Warspotting et Oryx évaluaient à environ 2000 le nombre de chars russes mis hors de combat depuis février 2022 (2). Cela fait une moyenne de presque 3 blindés détruits par jour tous modèles et versions confondus (T-72, T-80, T-90) sans même y ajouter les véhicules de transport et de combat d’infanterie de type BMP, BMD, BRDM et BTR (3). Cependant, ce qui apparaît aussi désormais dans les pertes ce sont des modèles de chars plus anciens, normalement retirés du service actif depuis longtemps : T-64, T-62 et T-55… Pour résumer et à titre de comparaison, ces ordres de grandeur correspondraient à plus de dix fois la destruction de l’actuel parc de chars de combat de l’Armée de Terre française (4).
Une culture de la guerre blindée mécanisée
En dépit de la désorganisation engendrée par la Révolution bolchevique, la Russie ne rate pas le coche de la guerre blindée. Dès l’entre-deux-guerres, l’Art opératif conceptualise une véritable guerre mécanisée et l’URSS associe tôt la puissance militaire terrestre aux chars de combat. Dès l’opération Barbarossa, les Allemands se heurtent à des monstres d’acier de type KV-1 dont ils n’ont pas l’équivalent dans leur arsenal. Ils découvrent surtout un engin particulièrement bien conçu, le meilleur de son époque qui poursuivra sa carrière bien au-delà du conflit, le T-34.
L’effort soviétique en matière de chars de combat ne cesse pas tout au long de la guerre. S’appuyant sur une base industrielle jusqu’à présent tournée vers la construction de tracteurs, il fait émerger, moins de trois ans après l’invasion allemande, une série de chars lourds (JS ou Joseph Staline) qui se décline également en une série de canons automoteurs (IS) dont l’épaississement du blindage, l’augmentation de la puissance de feu, celle de la motorisation, permettent d’affronter directement les Tigre et Panther allemands. C’est alors à Tcheliabinsk (Sibérie occidentale) que s’organise un complexe de construction de chars blindés appelé Tankograd, et c’est sur le territoire soviétique que seront livrées les plus grandes batailles de chars de l’Histoire.
L’association de l’Armée rouge à l’image d’un « rouleau compresseur » constitué de plusieurs vagues de chars d’assaut s’installe dorénavant dans les esprits. Peu importe les pertes, les différents échelons blindés mécanisés d’une offensive finissent par submerger l’ennemi et à créer de profondes percées dans son dispositif défensif. Quand bien même cet ennemi ferait-il le choix de matériels qualitativement supérieurs, il succombera face au choc quantitatif et à la masse blindée déployée. Avec la Guerre froide, l’URSS continue d’aligner en grand nombre des unités de chars. Jusqu’à la fin du Rideau de fer, les exercices annuels du Pacte de Varsovie mettent en œuvre des milliers d’engins de combat T-54, T-55, T-62 qui font trembler les états-majors occidentaux et poussent ces derniers à élaborer de véritables doctrines et programmes d’armement antichars.
Télécharger cette infographie dans la marge (fichier "T-90 et FGM-148 Javelin")
L’Ukraine et la remise en cause d’un paradigme
En 2014, la guerre dans le Donbass voit quelques affrontements entre chars mais l’impréparation de l’armée ukrainienne, le déséquilibre des forces et la puissance des BTG russes permettent une offensive rapide sans avoir à engager un grand nombre d’engins. C’est ce qui change en février 2022 lorsque Moscou décide d’envahir l’ensemble du territoire ukrainien dans lequel s’enfonce son armée suivant trois directions offensives. La représentation du rouleau compresseur russe est si forte dans les opinions que beaucoup imaginent déjà les chars de Vladimir POUTINE au centre de Kiev, de Karkov et d’Odessa. Ce serait l’affaire de quelques semaines. La situation n’est cependant plus la même et l’on sait depuis ce que fut l’échec de l’armée russe dans tous ces secteurs à l’exception de ceux de Marioupol et, momentanément, de Kherson. C’est que l’armée ukrainienne a eu le temps de se réorganiser depuis 2014. À défaut de pouvoir opposer autant de chars à ceux de l’armée russe, elle a musclé considérablement ses moyens antichars aidée en cela par les pays de l’OTAN qui lui fournissent le meilleur en la matière : le Next Generation Light Antitank Weapon ou N-LAW et le FGM-148 Javelin. Articulés dans de véritables trames antichars (kill boxes), ces systèmes rééquilibrent le rapport des forces en donnant à l’infanterie ukrainienne une redoutable capacité de destruction antichar.
Ces armes fire and forget sont d’autant plus meurtrières que le champ de bataille ukrainien - d’une grande platitude - offre peu de masques pour se dissimuler. Alors que l’infanterie peut s’enterrer, la vidéo de Makiivka nous montre qu’un char à découvert a peu de chance d’échapper à un tir en acquisition directe. Quand bien même parviendrait-il à s’abriter derrière une colline ou une maison, N-LAW et Javelin permettent des tirs en cloche (overfly top attack ou OTA) en acquisition indirecte qui frappent le char à l’endroit où son blindage est le plus mince (5). Alors qu’à l’origine le char blindé a été conçu pour rompre avec la guerre de position et redonner à l’infanterie sa capacité de manœuvre, la guerre en Ukraine nous montre paradoxalement un retour à une guerre de position dans laquelle, pourtant, des milliers d’engins blindés – qui n’auront jamais été mécaniquement aussi rapides (6) – sont engagés.
La saignée subie par l’arme blindée russe en Ukraine est réelle. Elle pose d’emblée la question du stock de chars de combat encore disponible avec une distorsion de plus en plus forte entre les chiffres existants sur le papier et ceux réellement opérationnels. Les chiffres officiels mis en avant par la propagande du Kremlin font surtout état d’une extrapolation du nombre d’engins ayant appartenus à l’ex-URSS. Le parc russe actuel serait, en fait, beaucoup moins important et de plus en plus hétérogène du fait des pertes importantes obligeant à remobiliser des engins anciens sortis du service actif depuis la fin de la Guerre froide. Alors que le parc de chars de combat ukrainien repart de zéro et ne peut que monter en gamme avec l’acquisition de modèles occidentaux aux standards OTAN les plus modernes, le parc russe subit une évolution inverse avec une érosion rapide de son stock de chars les plus modernes. C’est ce que montrent à la fois la vidéo de la destruction du T-90 M et l’engagement de chars T-55 et T-62 fussent-ils rétrofités (7).
La vidéo de Makiivka, quant à elle, montre la destruction d’un T-90 M c’est-à-dire le char de combat le plus moderne dans l’arsenal russe actuel. Celui qui fait la guerre contrairement au T-14 Armata dont aucun n’a été jusqu’à présent engagé en Ukraine. Il semblerait que ce dernier engin ne soit pas prêt à affronter ce type de conflit soit du fait de défauts de jeunesse, soit du manque de composants, soit de son coût, soit de la faiblesse des infrastructures industrielles permettant sa production de masse. Il est donc frappant d’observer que l’engin blindé russe le plus performant, le T-90 M, soit aussi vulnérable et facile à détruire que n’importe quel autre char de générations antérieures.
Un char T-72 russe détruit et détourellé par l’effet jack-in-the-box
Les chars russes et le jack-in-the-box
C’est ici que les systèmes ATGM de l’OTAN font la différence surtout s’ils sont employés massivement. Leur capacité OTA ne laisse quasiment aucune chance au char quel qu’il soit d’où l’apparition et la multiplication, durant ce conflit, de cages de protection métalliques au-dessus des tourelles. Ce dispositif de protection passif, plus ou moins bricolé et amélioré avec la juxtaposition de briques de blindage réactif, est destiné à faire exploser prématurément les N-LAW, Javelin mais aussi les drones (8) qui arrivent à la verticale de l’engin. Rappelant en son principe la position du légionnaire romain lorsqu’il adoptait la formation de la tortue, est-il pour autant suffisamment efficace ? L’adoption du dispositif sur les Merkava investissant la bande de Gaza en octobre 2023 tendrait à le prouver de manière relative, malgré une surélévation de la silhouette du blindé et une nouvelle difficulté ajoutée à l’évacuation rapide du char par la tourelle.
Or, l’évacuation rapide du char est essentielle sachant qu’en cas de coup direct - notamment dans la caisse et comme on peut le voir sur la vidéo – une explosion résultant d’une réaction en chaîne consécutive à l’explosion des munitions du char ne laisse aucune chance de survie à l’équipage. Ce type d’explosion qui peut projetter une tourelle et son canon - un ensemble de plusieurs tonnes - à une hauteur de deux étages d’immeuble est appelée jack-in-the-box par les spécialistes. Il s’agit d’un effet de souffle particulièrement destructeur lié à la conception des chars russes à partir du T-64.
C’est, en effet, durant la Guerre froide, avec ce modèle de char jugé très en avance sur son époque, que les Soviétiques décidèrent d’équiper leur char principal de bataille d’un système de chargement automatique des obus. Il s’agit d’un carrousel électromécanique AZ situé en fond de tourelle que les T-72, T-80 et T-90 ont repris dans leur architecture. L’intérêt du chargement automatique est triple. Il permet de supprimer un membre d’équipage (de 4 hommes on passe à 3), d’économiser de la place partant de réduire la taille de la tourelle tout en abaissant la hauteur du char. Désormais, la réserve d’obus est stockée sous la tourelle. L’inconvénient de cette architecture est que ce stockage explose très facilement et directement sous la tourelle. Les chars occidentaux, eux, placent leurs obus dans la partie arrière de la tourelle, dans des compartiments, ce qui atténue les effets d’un coup direct. Les tourelles de Léopard 2 et de M1 Abrams sont donc plus grandes et plus spacieuses, et on y retrouve un quatrième membre d’équipage : le radio-chargeur. Quand bien même l’AMX Leclerc français a-t-il fait le choix du chargement automatique, ses munitions restent stockées et compartimentées à l’arrière de la tourelle.
L’effet jack-in-the-box a été beaucoup observé durant les guerres du Golfe où de nombreux T-72 en ont été victimes. Mais alors que les armées occidentales en tiraient le RETEX qu’il fallait augmenter la taille des engins blindés (notamment des tourelles) tout en développant la notion de compartimentage des munitions, l’armée russe attribuait la destruction spectaculaire de ses blindés au mauvais usage tactique qu’en faisait les Irakiens. Ce n’est qu’avec le T-14 Armata que celle-ci dissocie désormais la tourelle de l’équipage, ce dernier étant rassemblé dans la caisse au sein d’un compartiment protégé. Reste cependant à rendre opérationnel un engin actuellement plus utile pour la propagande du Kremlin que pour son action sur le champ de bataille. La question est cruciale car le jack-in-the-box ne laisse aucune chance aux 3 membres d’équipages qui n’ont de toute manière pas le temps de réaliser ce qui se passe. Surtout, le fait indique en creux l’ampleur des pertes humaines de l’armée russe en Ukraine où, pour chaque engin blindé détruit comme celui que l’on peut voir sur la vidéo, ce sont 3 tankistes définitivement perdus. D’ores et déjà ce sont des milliers de tankistes russes qui ont péri dans leur char.
Conclusion
Sans conclure (trop) hâtivement à l’inutilité du char blindé en tant que concept (9), il semble évident que les armées modernes se sont données les moyens de casser le rouleau compresseur blindé tel que les armées soviétique et russe l’envisageaient depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les vagues d’engins submergeant l’infanterie adverse ne suffisent plus sur un champ de bataille où drones et systèmes ATGM s’affirment désormais comme des menaces mortelles omniprésentes. Des ATGM qui ont gagné une puissance et une sophistication inédites avec leurs capacité fire and forget, OTA, leurs charges tandem qui coûteront toujours beaucoup moins cher qu’un engin blindé et son équipage. Plus que jamais c’est dans un emploi tactique repensé au sein d’un environnement particulièrement préparé que les chars de combat retrouveront leur efficacité.
La situation de l’arme blindée russe est, aujourd’hui, critique. Pour conserver du muscle, elle remet en service des engins obsolètes qui ont peu de chance de survie en combat direct avec les chars de combat occidentaux. Ces derniers peuvent leur être supérieurs de plusieurs générations. Par ailleurs, les engins hérités de la Guerre froide n’ont pas forcément bien vieillis. Durant des années, ils ont été stockés par milliers sur des parkings extérieurs, rouillant à l’air libre. S’ils demandent aujourd’hui une remise en condition, ils demandent surtout une indispensable phase de rétrofitage qui prend du temps du fait de structures industrielles qu’il faut réadapter à du matériel ancien.
L’attrition des équipages blindés depuis février 2022 participe également à cette dynamique déliquescente. Elle enferme l’armée russe dans un cercle vicieux classique : plus un conflit dure et s’intensifie, plus les pertes augmentent et demandent des ressources humaines qui n’ont plus la même qualité du fait d’un temps de préparation et d’entraînement moindre. Ce sont donc des forces moins bien préparées qui sont jetées dans la bataille, et qui mécaniquement continuent de participer à un haut niveau de pertes du fait de leur inexpérience et de leur mauvaise préparation. Si quelques mois suffisent pour former techniquement un équipage, il en faut bien plus pour que celui-ci maîtrise réellement son engin. Et dans cet équipage, le chef de char ne doit pas seulement connaître son engin. Il devra aussi être capable de le projeter tactiquement dans la bataille, ce qui demande une expérience de plus d’une année. Au-delà des chiffres et de ce que la propagande de Moscou en fait, l’arme blindée russe est actuellement soumise à une très forte tension que l’on peut résumer par une baisse qualitative de son potentiel, de ses matériels mais aussi de la valeur de ses équipages blindés.
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Char T-90 détruit dans les environs de Kiev, sur la route de Rusaniv en avril 2022 (source - Genya SAVILOV/AFP/Getty images)