En 1918, la Guerre mondiale entre dans sa quatrième année avec un rapport de force qui n’est plus celui du début du conflit. Non seulement les terribles saignées humaines, tous fronts confondus, ont mis l’ensemble des belligérants aux limites de leurs capacités démographiques mais les événements de l’année 1917 ont également redessiné les équilibres stratégiques.
Drapeau impérial allemand
Gagner du temps avec des armées épuisées
L’armée britannique sort de deux batailles aussi meutrières qu’indécises. Entre l’offensive de la Somme (juillet-novembre 1916) et la bataille de Passchendaele (juillet à novembre 1917), c’est plus d’un demi-million d’hommes qui disparaissent ou sont mis hors de combat. La troisième bataille des Flandres s’achève en même temps que celle de Caporetto où l’armée italienne essuie une lourde défaite. L’armée française porte, quant à elle, le plus dur des combats et les mutineries dans ses rangs en disent long sur son épuisement moral. Elle a besoin de temps et n’est pas en mesure de reprendre l’offensive en ce début d’année 1918.
Le plus grave réside cependant dans l’effondrement du front russe. La révolution bolchevique a emporté le tsarisme, et le nouveau gouvernement des soviets s’empresse de conclure un armistice avec l’Allemagne (décembre 1917). Puissance dont l’économie était la moins préparée à entrer dans une guerre industrielle moderne, la Russie - désormais soviétique et qui n’est sauvée que pas son immensité géographique – veut sortir du conflit le plus rapidement. Le 3 mars 1918, à Brest-Litovsk (Biéloriussie), elle signe une paix séparée avec les empires centraux.
Alors qu’à ce stade du conflit toutes les armées commencent à manquer d’hommes, l’issue de la guerre à l’Est ouvre une opportunité stratégique au Reich allemand qui peut maintenant concentrer ses forces à l’Ouest pour une grande offensive. Il faut faire vite car les alliés - eux aussi en manque de soldats – peuvent compter sur l’entrée en guerre des Etats-Unis (6 avril 1917) qui devrait leur permettre de reprendre l’avantage. En effet, si l’US Army est encore largement inexpérimentée, les premiers éléments de l’American Expeditionary Force (AEF) ont déjà débarqué à Saint-Nazaire le 13 juin 1917. Ce sont des millions de soldats américains qui sont désormais attendus dans un avenir proche. Pour l’Allemagne, l’offensive du printemps 1918 d’emblée planifiée dès la fin de l’année 1917, et qui va entrer dans l’Histoire sous le nom de Kaiserschlacht (« bataille de l’Empereur »), est celle de la dernière chance. L’Armée impériale va y jeter ses dernières ressources afin d’inverser le rapport de forces.
Éliminer l’armée britannique
Le Grand État-Major général est dominé par deux personnalités : le Generalfeldmarschall Paul von HINDENBURG (1847-1934) et le Général Erich von LUDENDORFF (1865-1937). Le premier est le commandant suprême mais le deuxième est son influent second qui lui dispute les rênes du pouvoir. Dirigeant la conduite stratégique de la guerre au plus haut niveau, les deux officiers - surnommés les Dioscures – ont directement négocié le traité de Brest-Litovsk avec LÉNINE tout en préparant le basculement du dispositif stratégique allemand d’Est en Ouest. Leur objectif est d’éliminer l’une des deux armées alliées principales avant l’été 1918 : l’armée française ou l’armée britannique.
Du fait de son immobilisation dans des milliers de kilomètres de tranchées depuis la fin de l’année 1914, le front occidental a peu bougé et les options restent limitées. Attaquer l’armée française correspondrait à une nouvelle offensive dans la région de la Meuse et le secteur de Verdun. Une victoire empêcherait l’armée française de se rétablir même avec l’aide des Américains, et son moral serait affecté de manière décisive après la bataille d’attrition qui eut lieu au même endroit en 1916. Attaquer l’armée britannique avec un effort principal en Picardie et non plus dans les Flandres, permettrait un mouvement d’enveloppement qui acculerait rapidement les Anglais dos à la mer. Cette situation leur ôterait toute intiniative stratégique.
LUDENDORFF choisit de porter le fer contre les Britanniques, plus particulièrement contre la plus faible de leurs quatre armées. Commandée par le Général Hubert GOUGH (1870-1963), la 5e Armée britannique a beaucoup souffert durant la bataille de Passchendaele. Elle est affectée dans le secteur le plus difficile à défendre, alors qu’elle est encore affaiblie et en pleine réorganisation. Certes, GOUGH n’a pas bonne réputation et beaucoup doutent en sa capacité à planifier efficacement la remise sur pied de ses forces. Objectivement, il lui manque des hommes et il n’a pas eu le temps de remettre en état le réseau de tranchées et de fortifications de son secteur au moment où LUDENDORFF déclenche la Kaiserschlacht.
Soldats allemands durant la Kaiserschlacht
L’opération Michaël : un affrontement de deux semaines qui ouvre une bataille de plus de trois mois
Initialement et momentanément, le rapport de force est favorable aux Allemands. Le 21 mars 1918, ils ont réussi à concentrer 192 divisions devant les 178 divisions alliées. Dans le secteur de Michaël, entre la Scarpe au nord et l’Oise au sud, sur un front de quatre-vingt kilomètres, 76 divisions allemandes de qualité partent à l’assaut de lignes tenues par seulement 28 divisions britanniques de qualité inégale. Dès 4.40 du matin, la 5e Armée de GOUGH est écrasée par un violent bombardement d’artillerie. L’horizon est illuminé par 6200 canons, tous calibres confondus, qui ouvrent simultanément le feu. Cet « orage d’acier » s’abat sur les tommies de GOUGH durant cinq heures. Les frappes d’artillerie allemandes sont panachées de munitions conventionnelles et chimiques. Ces dernières sont à la fois lacrymogène – pour irriter et faire ôter les masques de protection - et chargées d’ypérite pour tuer. C’est un feu roulant de plusieurs heures qui permet à l’infanterie allemande d’avancer progressivement.
À partir de 9.40, les XVIIe, XVIIIe et IIe Armées allemandes sortent de leurs tranchées pour aller au contact du dispositif britannique largement désorganisé. C’est la XVIIIe Armée allemande du Général Oskar von HUTIER (1857-1934) qui tient le rôle de fer de lance de l’offensive Michaël. Pionnier dans l’utilisation de troupes spéciales appelées Sturmtruppen (troupes d’assaut) ou Stosstruppen (troupes de choc), von HUTIER a théorisé une doctrine de percée des lignes ennemies cherchant à économiser des pertes humaines massives. Recommandant un bombardement d’artillerie utilisant à la fois des obus conventionnels et des obus chimiques, il lance dans la foulée des unités spéciales particulièrement durcies dans le combat de tranchée dont la mission est de repérer et de détruire les points névralgiques du dispositif adverse. Équipées de l’armement spécifique aux nettoyeurs de tranchées – armes automatiques, lance-flammes, mortiers… - les Sturmtruppen n’ont pas vocation à prendre la totalité d’une tranchée mais d’investir des points précis : postes de commandement, quartiers-généraux, positions d’artillerie et toute position vulnérable permettant une rupture à un endroit donné. Évitant les combats frontaux, ces unités sont d’abord faites pour l’infiltration : leur objectif étant de désorganiser le dispositif ennemi dans la profondeur.
Ce jour-là, les lignes avancées britanniques sont rapidement submergées et dès midi la ligne rouge de GOUGH (sa ligne de défense principale) est directement attaquée. En dépit de quelques points de résistance, la ligne rouge cède dans l’après-midi et la 5e Armée lâche pied et recule de 6 km. Ce faisant, elle ouvre une brèche particulièrement dangereuse en direction de Paris. En effet, c’est au sud de son dispositif, à la confluence de l’Oise et de l’Aisne, que se situe la charnière avec la 6e Armée française qui, voyant son flanc gauche s’effondrer, est obligée de se retirer à son tour afin d’éviter un enveloppement de son aile gauche. L’effondrement de la 5e Armée au nord, dans le secteur de Flesquières, n’est pas moins dangereux pour les alliés. La 3e Armée britannique est désormais directement menacée d’enveloppement, et l’axe de progression qui permettrait aux Allemands de couper en deux le dispositif britannique - avec une partie de ce dernier enfermé dans les Flandres et dos à la mer - se dessine.
Poursuivant sur sa lancée du 24 au 26 mars, l’opération Michaël est en passe de séparer les armées britanniques et françaises. Durement ébranlé par la rupture du front, le commandement allié est en crise. Pour le Maréchal Douglas HAIG (1861-1928) qui commande l’ensemble de la British Expeditionary Force (BEF), les Français doivent fournir des renforts pour qu’il puisse échapper à la manoeuvre d’ enveloppement allemande, mais pour les Français c’est la défense de Paris qui prime notamment en veillant au verrou de Verdun. Un commandement unique est institué afin de donner une cohérence stratégique à la riposte franco-britannique, et c’est le Général Ferdinand FOCH (1851-1929) qui en prend la direction dans les premiers jours d’avril au moment où les éléments de pointe de l’opération Michaël ne sont plus qu’à 7 km d’Amiens.
Mitrailleuse, lance-flammes, minenwerfer, bandoulières de chargeurs supplémentaires, sacs à grenades et masses d’arme constituent les équipements caractéristiques des Sturmtruppen
L’échec de la Kaiserschlacht
L’offensive allemande n’ira cependant pas plus loin. Depuis le 21 mars, elle a progressé de 60 km mais sur plusieurs axes du nord au sud selon les reculs du front allié. Partant, elle s’est dispersée et n’est plus suffisamment puissante ni concentrée. Sa progression – non mécanisée - est ralentie par un terrain rendu difficile du fait des bombardements d’artillerie ; ces derniers ayant anéanti les voies de communication. Surtout, les divisions allemandes sont épuisées, et c’est une infanterie d’élite – la dernière dont dispose le Reich – qui a été saignée durant une quinzaine de jours. Le 4 avril, les Britanniques lancent une contre-attaque qui sauve Amiens et donne un coup d’arrêt à l’opération Michaël. Le front allié est enfin stabilisé.
La Kaiserschlacht n’est pas pour autant terminée. Sur tout le front Ouest, les Allemands poursuivent leurs attaques pendant plusieurs mois, jusqu’à l’été 1918. Paris continue d’être bombardée par l’artillerie à longue portée et les offensives Georgette (secteur des Flandres du 9 avril au 2 mai), Blücher-Yorck (secteur de Soissons du 27 mai au 4 juin) et Gneisenau (secteur de Compiègne du 5 au 13 juin) tentent de reprendre l’intiative, mais avec l’échec de l’opération Gneisenau la Kaiserschlacht est définitivement perdue. À cette date, l’armée allemande a perdu 500 000 hommes et ses unités de Sturmtruppen sont décimées. Une dernière bataille est livrée en Champagne dans le triple secteur de Château-Thierry, Épernay et Châlons-en-Champagne afin d’enrayer le recul allemand. Pour LUDENDORFF, l’opération Friedensturm (14-17 juillet) est un dernier et sanglant échec face aux Français du Général Charles MANGIN (1866-1925). Ce sont les alliés qui, désormais, disposent d’une initiative stratégique qu’ils vont garder jusqu’en novembre 1918.
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