La guerre civile est un thème qui revient fréquemment dans l’actualité à travers de multiples analyses, que ces dernières soient politiques, sociales ou sécuritaires. D’aucuns estiment qu’elle a déjà commencé et qu’elle se déroule déjà « à bas bruit » dans nos villes et nos banlieues, partout où les valeurs de la République sont piétinées. D’autres confient son inéluctabilité avec ceux qui, sans l’annoncer telle une fatalité, soulignent néanmoins l’accumulation des dangers parallèlement à l’effondrement des digues politiques et morales dans notre société. Réalité proche ou déjà en cours pour certains ; fantasme pour l’extrême droite et rêve de Grand Soir pour l’extrême gauche ; toujours est-il que l’idée - déjà intériorisée par beaucoup - reste un spectre inquiétant pour le plus grand nombre.
Un épisode des guerres de Vendée : La mort du général Moulin (Jules BENOIT-LEVY, 1900). L’Histoire de France reste marquée par de nombreuses guerres civiles : la guerre des Armagnacs et Bourguignons (XVe siècle), les guerres de religions (XVIe-XVIIe siècles), la Révolution (XVIIIe-XIXe siècles), la Commune (XIXe siècle), la Deuxième Guerre mondiale (XXe siècle), la Guerre d’Algérie (XXe siècle) (1).
Les guerres civiles : permanences et mutations
Une guerre civile est un conflit qui éclate au sein d’une communauté nationale ou au sein d’un État juridiquement constitué dans lequel différents groupes (ethniques, mafieux…) s’affrontent. Les règles du jeu institutionnel ne s’imposent plus et c’est la confrontation violente qui domine. Comme pour un conflit international cette confrontation peut être graduée de la basse vers la haute intensité. Qu’elle procède ou non des forces armées, la guerre civile implique ces dernières et les dépasse du fait de la participation de forces non militaires au conflit. Si les conséquences de ce type d’affrontement ne sont pas les mêmes que celles d’un conflit international, elles sont tout aussi graves. Les guerres civiles laissent leurs traces sur plusieurs générations. Elles forgent un esprit de différenciation, de résistance, une culture de la sécession avec ses héros et ses symboles. Elles entravent également sur la durée toute idée d’unité nationale.
Qu’elles aient été religieuses, idéologiques, ethniques ou autres -, les guerres civiles ont, le plus souvent, révélé des chefs plus ou moins unis et des forces organisées et constituées. Ce modèle se vérifie encore dans diverses parties du monde mais les démocraties occidentales actuelles, dont la France fait partie, montrent aussi la possibilité d’insurrection et de chaos généralisé sans structuration particulière. Ce chaos peut survenir de causes très différentes (2), toutes capables de dégénérer en vagues de violence aussi perturbatrices que redoutées par des gouvernements dont on pourrait croire qu’ils ont pour eux la prospérité économique et la solidité des institutions démocratiques.
Mouvement des Gilets jaunes sur les Champs-Élysées le 16 mars 2019 (source - Ouest-France)
Le pire serait que ces violences se déchaînent sans organisation préalable ni préméditation, tel un incendie qui se déclarerait en de multiples endroits au même moment. Si certains groupes – notamment à l’extrême gauche – profiteraient de l’occasion pour mettre en œuvre un savoir-faire en matière de ciblage d’objectifs, de coordination et de guérilla en milieu urbain comme à la campagne, cela n’empêcherait pas une autre violence ressemblant davantage à une anarchie incontrôlée : celle de « la guerre de tous contre tous ».
Le phénomène est évidemment plus complexe que ces généralités car une guerre civile ne débute jamais par hasard (3). Elle est toujours le fruit de processus profonds, et est annoncée par des podromes souvent sur le temps long. D’où la nécessité pour son anticipation de procéder d’une démarche interrogeant à la fois les faits conjoncturels et les faits structurels. D’un côté il faut savoir ausculter l’actualité immédiate afin de détecter des événements de nature disruptive mais, de l’autre, il faut aussi savoir sonder l’Esprit de défense de la société sur une période plus significative afin d’en connaître la résilience (la force) ou, au contraire, la vulnérabilité (la faiblesse) profonde.
Destruction d’une voiture de police lors des émeutes consécutives à la mort de Nahel MERZOUK en 2023 (source inconnue)
Tensions entre communautés caldoche et kanak en Nouvelle-Calédonie au printemps 2024 (source - TF1)
État, Esprit de défense et guerre civile
L’actualité immédiate est souvent celle d’événements traumatisants (meurtres, viols, attentats…) susceptibles de créer des chocs émotionnels au sein de l’opinion publique. Ces chocs peuvent être particulièrement violents mais l’émotion qu’ils suscitent retombe généralement assez vite. Les autorités publiques n’en surveillent pas moins attentivement ce genre d’événements, prévoyant une gestion et une communication de crise planifiées et bien rodées. Il s’agit avant tout d’anticiper et de désamorcer une onde de choc dans un environnement culturel post-moderne où c’est davantage l’interprétation liée au ressenti et à l’émotion qui l’emporte que la compréhension factuelle et raisonnée d’un événement (4). À la convergence de la révolution numérique, de la viralité des réseaux sociaux, de l’explosion des infox et du complotisme, concomitamment à l’échec patent de l’École à construire les esprits, cette crainte est fondée. Elle souligne surtout la fragilité psychologique des contemporains et son corollaire : l’effondrement de leur force morale (5).
Ce désarroi moral ne tient pas seulement d’une fragilité intérieure. Au-delà de la subjectivité des individus, il y a aussi des problèmes plus objectifs qui font que ce qui pouvait être considéré comme un fait divers il y a quelques années devient aujourd’hui un véritable fait de société (6). L’incapacité de l’État à assurer la sécurité de ses citoyens ; son incapacité à juguler une immigration de masse qui génère à la fois violence et insécurité culturelle ; la confusion qu’il impose entre l’intérêt général et celui des minorités… En bref, la faillite sur les sujets régaliens que sont la Sécurité, la Justice, l’École, la Santé, accélère la déliquescence des valeurs partagées sans lesquelles on ne peut faire société. Une fracturation objective du lien social vient télescoper une addition de fragilités psychologiques subjectives.
Cette situation globale est également celle de l’échec de l’Esprit de défense car ce dernier désigne avant tout la volonté des citoyens à défendre ce qu’ils ont en commun et qui mériterait, selon eux, d’être défendu. Il repose sur une perception claire et commune des menaces, des vulnérabilités et des risques qui pèsent sur le pays et ceux qui l’habitent et le font vivre. Il en découle une conscience des enjeux de défense et - en toute logique - un effort de défense (militaire, économique, technologique, social, culturel…) que devrait soutenir l’État. Or, au coeur de toutes les guerres civiles il y a justement une crise de l’État, un rejet de sa faiblesse et de ce qu’il représente en tant que garant de l’unité de la société. À l’Esprit de défense qui le fait tenir se substituent des logiques partisanes ou communautaristes.
Les menaces qui pèsent sur la société française actuelle ne sont malheureusement pas spécifiques à elle seule. Aujourd’hui, c’est tout l’Occident qui est traversé par une déconstruction civilisationnelle et morale. Cette dernière fragmente les sociétés sur fond de submersion migratoire les mettant au bord de basculements politiques (7) et d’affrontements intérieurs violents. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les émeutes de juillet/août 2024 au Royaume-Uni (8) et les victoires historiques du parti d’extrême droite allemand AfD en Saxe et en Thuringe au mois de septembre suivant (9). Cependant, c’est aux Etats-Unis que la situation reste à la fois la plus significative et la plus inquiétante quand on sait le climat social et culturel qui y règne depuis des années, sur lequel vient se greffer une élection présidentielle sensible (novembre 2024) avec de graves conséquences potentielles pour l’ordre mondial.
Wokisme et guerre civile
Pays relativement récent à l’échelle historique, les Etats-Unis ont déjà connu une Guerre de Sécession (1861-1865) restée le conflit le plus marquant dans leur mémoire avec, peut-être, la Guerre du Vietnam (10). La vague woke qui traverse, de nos jours, l’Occident a d’abord fracturé les Etats-Unis rouvrant notamment les plaies de la Civil War (11), et installant un climat de rejet mutuel entre deux Amériques qui n’ont plus rien de commun et conçoivent désormais deux projets de sociétés fondamentalement différents voire antagonistes (12).
Si les idées qui finissent par accoucher du Wokisme ne sont pas spécifiquement étatsuniennes, c’est au pays de Judith BUTLER et de Kimberley W. CRENSHAW qu’elles ont convergées et qu’elles se sont fécondées en une puissante philosophie de la déconstruction (13). Que ce soit à travers le racialisme, le néoféminisme et l’idéologie LGBTQIA+, la question sociétale dévaste le champ du débat et touche les consciences au plus profond aux Etats-Unis comme ailleurs. En remettant en cause le socle anthropologique sur lequel repose la civilisation, elle fracture les sociétés de manière antinomique et conduit à la violence, pour l’instant, circonscrite aux débats et aux manifestations de la cancel culture.
Miroir des perceptions, interrogations et inquiétudes de l’Amérique contemporaine, le cinéma hollywoodien est traversé par le thème de la guerre civile qu’il soit traité de manière historique ou sur le mode de l’anticipation. On y remarquera deux films récents qui soulèvent la question sur le mode de la projection contemporaine : celui de Jonathan MILOTT/Cary MURNION et celui d’Alex GARLAND (14). De qualité inégale, laissant sur un sentiment d’inachevé, les deux films montrent surtout des destins croisés parcourant des espaces de chaos et d’anarchie sur fond de diversités sociales, de divisions culturelles et d’affrontement entre l’armée fédérale et des milices (15). Récents et sortis sur le grand écran dans le contexte de fortes tensions intérieures liées notamment à la première présidence de Donald J. TRUMP, Bushwick et Civil War inquiètent moins par leurs scènes d’action que par ce qu’ils reflètent de la société étatsunienne dans ses profondeurs.
_______________